Dans son dernier ouvrage, Gaëlle Josse nous invite à plonger dans les méandres de la nuit intime de chacun. À travers une série de microfictions minutieusement ciselées, elle explore les vicissitudes de l'existence, les petites victoires et les grandes défaites qui marquent nos vies. Dans cet univers littéraire, les personnages prennent vie, chacun portant en lui son lot d'émotions lancinantes.
Que ce soit le père éloigné de sa fille, l'homme solitaire repensant à son amour de jeunesse, ou la femme attendant en vain son compagnon promis, tous ces individus traversent des moments de doute, de désir et de désillusion. Gaëlle Josse capte avec finesse les décalages entre les êtres, leurs espoirs et leurs regrets, offrant ainsi un reflet fidèle de la condition humaine.
Parmi ces protagonistes anonymes ou nommés, il y a le pianiste renommé qui sent son art l'abandonner, le petit garçon témoin des tourments de ses parents, et bien d'autres encore. Chacun est saisi à un instant crucial de son existence, révélant ainsi toute la complexité de l'âme humaine.
À travers les pages de son livre, Gaëlle Josse donne vie à ces personnages, les rendant éclatants dans leur vulnérabilité. Son écriture aérienne, teintée de mélancolie et de lumière, nous transporte dans un univers où se mêlent les voix de Billie Holiday et les mélodies de Bach. "Chacun de nous a sa nuit" se révèle être bien plus qu'un simple recueil de récits ; c'est une ode à l'humanité, à ses luttes et à ses rêves, magnifiquement capturée par une plume sensible et poétique
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Car toujours les mères courent, courent et s'inquiètent, de tout, d'un front chaud, d'un toussotement, d'une pâleur, d'une chute, d'un sommeil agité, d'une fatigue, d'un pleur, d'une plainte, d'un chagrin. Elles s'inquiètent dans leur coeur pendant qu'elles accomplissent tout ce que le quotidien réclame, exige, et ne cède jamais. Elles se hâtent et se démultiplient, présentes à tout, à tous, tandis qu'une voix intérieure qu'elles tentent de tenir à distance, de museler, leur souffle que jamais elles ne cesseront de se tourmenter pour l'enfant un jour sorti de leur flanc.
Après mon échec, mon désastre, je suis devenue silencieuse. Parler, pour quoi faire ? Pour quoi dire ? Les faits avaient parlé d'eux-mêmes. Seule la page blanche écoute, caresse, console. Aujourd'hui encore, je cherche les mots comme les coquillages,. Le nombre d'or. L'accord parfait. L'imperceptible et nécessaire dissonance. Page blanche. J'ai cinq ans pour toujours. Tes Docksides bleues, fatiguées, s'immobilisent à quelques centimètres de mes doigts. Tu écrases mon trésor. Ta voix, soudain, avec une impatience, une imperceptible dureté que je ne lui connaissais pas et qui me fait sursauter. " Mais qu'est-ce que tu fabriques ? Il y a vingt minutes que je t'attends ! " Impatience. " Tu sais que tu es bizarre par moments ? " " Désolée, j'arrive. " Je me suis rarement sentie si seule. En une fraction de seconde. J'ai réalisé que tu resterais à l'extérieur de mon monde. Je n'ai pas voulu le savoir.
Je m'invente des ancres pour rester amarrée à la vie, pour ne pas être emportée par le vent mauvais, je m'invente des poids pour tenir au sol et ne pas m'envoler, pour ne pas fondre, me dissoudre, me perdre.
Pendant quarante-cinq années - j'ai eu le temps de les compter -, j'ai vu passer ces hommes, ces femmes, ces enfants, dignes et égarés dans leurs vêtements les plus convenables, dans leur sueur, leur fatigue, leurs regards perdus, essayant de comprendre une langue dont ils ne savaient pas un mot, avec leurs rêves posés là au milieu de leurs bagages. Des malles, des cantines, des paniers, des valises, des sacs, des tapis, des couvertures, et à l'intérieur tout ce qui reste d'une vie d'avant, celle qu'ils ont quitté, et qu'ils doivent, pour ne pas l'oublier, garder dans un lieu fermé au plus profond de leur cœur afin de ne pas céder au déchirement des séparations, à la douleur de se souvenir des visages qu'ils ne reverront jamais.
Alléger. S'alléger. Le plein nait du vide. Simplifier. Densifier. Nous n'emporterons rien avec nous dans notre ultime voyage.
Que peut pour nous la littérature, lorsque les temps nous angoissent, en nous faisant craindre pour nos proches et pour nous-mêmes ?
Lorsqu’une menace, à la fois précise et invisible, déroute, suspend nos vies et celles de l’humanité entière ?
Peut-être rien de plus, et rien de moins, finalement, qu’en des temps moins troublés.
Elle nous apporte ce qu’elle nous donne d’ordinaire, joie, exaltation, curiosité, enthousiasme ou déception, agacement ou admiration, réflexion et émotion.
Elle nous emporte loin de nous-mêmes et nous y ramène. Les vies de papier sont parfois aussi proches, aussi vibrantes que des vies de chair et de sang.
Notre appétit de lecture, de découverte, va-t-il se trouver décuplé par le temps devenu disponible à l’envi, par le désœuvrement forcé ?
Je ne sais.
Il faut une vigilance, une tension, un désir pour lire, pour s’immerger dans un texte.
Quel est notre désir aujourd’hui ?
Que l’on puisse vivre à nouveau, sans crainte pour ceux que nous aimons.
Que l’on se retrouve et s’embrasse.
Que l’on marche, que l’on coure.
Que l’on rit et que l’on trinque.
Qu’on se touche.
Qu’on en sorte vivants.
Nous aimerions bien sûr, nous écrivains, être des chamans et de guérisseurs.
Je n’ai pas de certitude.
Mais au fil des rencontres, un mot, un message, une lettre, une carte, une main serrée, une embrassade, me font comprendre qu’écrire n’a pas été vain. Alors, aujourd’hui plus qu’hier ?
Lorsque les situations vécues sont particulièrement aiguës, angoissantes, les mots, les livres nous aident à mieux nommer les choses, ce qui est déjà beaucoup.
Ils nous offrent des fenêtres et des miroirs, des steppes et des océans.
Des bateaux et des tapis volants.
Des champs de blé et des forêts profondes.
Ils sont vivants. Il nous attend comme des amis, avec tout ce qu’ils ont à offrir. Ils attendent qu’on les touche et qu’on les aime.
Comme nous, finalement.
Cette jeune italienne brune et affligée avait atteint en moi des régions inconnues, de ces lieux dont l'existence reste insoupçonnable et dont la brusque découverte nous tend un miroir où se reflète un inconnu.
Il y a des larmes sans partage possible.
Tout est prêt. Les grandes lignes, les principaux volumes sont posés. J'en ai la main engourdie et le feu est presque éteint dans l'atelier, seules quelques braises persistent à diffuser leurs lueurs rouges sous la cendre. Combien de temps ai-je passé là ? Je ne sais pas. Ce n'est plus la peine d'ajouter une bûche maintenant, ce serait une dépense inutile. Le soir tombe, il fait trop sombre pour continuer.
Ce vertige, à chaque fois, devant cette surface vierge. Tout y est possible. Elle attend le geste, la main accordée au souffle, comme une fécondation. Et cette question, la même depuis si longtemps. Saurai-je donner vie aux scènes qui m'apparaissent en songe ?
Je regarde les bâtons de fusain posés à côté de moi, alignés, pour l'esquisse de la scène. A chaque fois, cette hésitation. La trace de la main, le contact avec la toile. Eternelle initiation. Comme on approche un corps qui s'offre pour la première fois. Découvrir comment il va réagir, frissonner, trembler, gémir. Deviner quel est son secret, sa joie, sa blessure. Eprouver cette sensation qui ne peut être qu'une seule fois et disparaît dans le geste qui l'accomplit. Le geste de la connaissance.
Ici, je suis entouré de gris, d'eau, de ciment et de brique. Je n'ai presque jamais connu d'autre paysage que celui de l'Hudson, avec la ligne des gratte-ciel que j'ai vu s'étendre au cours des ans, s'élever, s'enchevêtrer, s'empiler pour former cette jungle rigide et immuablement dressée que nous connaissons aujourd'hui, avec, à ses pieds, le mouvement des bateaux et des ferries dans la baie, et Notre Dame de la liberté, ou Miss Liberty, comme l'appelaient parfois les immigrants européens en l'apercevant, debout sur son socle de pierre, dans sa robe vert-de-gris, en majesté, visage fermé et bras tendu au dessus des flots.
Quelle que soit la saison, l'eau reste grise, comme si le soleil ne parvenait jamais à l'éclairer en profondeur, comme si un matériau opaque glissé sous la surface l'empêchait d'y plonger et d'en varier les reflets. Il n'y a que le ciel qui change, j'en connais toutes les nuances, du bleu le plus ardent au violet le plus assourdi, et toutes les formes de nuages, effilochés, soufflés ou pommelés, qui donne à chaque jour son caractère.