Nous restâmes silencieux jusqu'à ce qu'elle entrât dans les toilettes, et je ne pus m'empêcher d'essayer de m'imaginer ce qu'elle faisait, maintenant qu'elle avait disparu derrière cette porte en plastique et l'avait verrouillée. Pour ma part, mon besoin n'était pas pressant, et j'espérais en fait qu'elle prendrait tout son temps, j'avais plaisir à rester devant cette porte comme si je veillais à ce qu'elle ne fût dérangée par personne.
Et il ne fait aucun doute que le Hävardur qui est passé à travers la fenêtre de ma cuisine il y a quelques minutes est pratiquement le même avec lequel j'ai habité dans la maison de Brooke Road. C'st ça qui m'effraie véritablement. Je ne sais pas quoi faire : je m'apprêtais à passer un bon moment, j'étais revenu chez moi et j'allais écouter la musique que je venais d'acquérir , me détendre devant un bon verre et bavarder avec des amis (qui seraient eux aussi, je pense, très contents de me revoir). Sans oublier que j'attends la visite d'une femme dont je suis clairement tombé amoureux.
Je décide de donner une demi-heure à Hàvardur. Une heure maximum. Je n'i aucunement l'intention de croupir plus longtemps sous ce lit ; j'ai déjà l'impression que ça commence à bétonner dans ma tête.
Pourquoi diable est-ce que je n’interviens pas ? Est-ce que j’ai perdu la raison ? Qu’est-ce qui peut justifier que je sois allongé sous mon propre lit tandis que ces deux hommes (le premier, libéré ou fugitif, débarque d’un asile psychiatrique suédois tandis que le second, venu chercher ses lunettes aurait dû repartir depuis longtemps) se comportent comme s’ils étaient chez eux; je dirais même plus, tout semble indiquer qu’ils sont chez eux, dans mon appartement à moi. C’est trop tard maintenant, je ne peux que laisser les choses suivre leur cours. Maintenant que Gréta est ici présente – la femme aimée à distance pendant plus de quinze ans et retrouvée par un merveilleux hasard qui l’amène ce soir chez moi —, jamais je ne pourrais ramper de sous mon lit et apparaître aux yeux de tous comme le misérable pleutre que je suis devenu aujourd’hui par la force des événements, aujourd’hui qui promettait d’être un des plus beaux jours de ma vie.
Mais il y a bien sûr le contraire de la technologie japonaise : l'industrie automobile russe ! Jamais deux fois la même voiture. Chaque Lada ou Moskvitch, quel que soit son nom, est unique en son genre. Il est vrai qu'une voiture russe est fabriquée comme la plupart des enfants : sous l'emprise de l'alcool ou de drogues.
Je dois reconnaitre que je suis parfois étonné par le vocabulaire de Havardur. Il est possible que la piètre opinion que j'ai de lui m'amène à sous-estimer cette facette du personnage. Savoir s'exprimer n'est pas, bien entendu, le privilège de ceux qui pensent "juste". Ce savoir-faire aurait même plutôt servi à entraver le cours de la justice, qui est la vertu dont je me considère sans hésitation comme le porte-parole, en tout cas si je me compare à un individu douteux, alcoolique, joueur invétéré et cambrioleur - de fraiche date - comme Havardur Knutsson (bien qu'il n'ait encore rien volé depuis son effraction).
Un envoi par ordinateur subit la même épreuve qu'un être humain qui voyage par avion et non par bateau, l'esprit est distancé par la vitesse du corps.
Je n’arrive toujours pas à croire que Havardur est en train de pénétrer dans ma cuisine. Il est en soi inouï qu’il ait le culot de venir me voir – et pourquoi diable justement aujourd’hui? Je croyais qu’Havardur Knutsson avait été évacué de ma vie : une fois de plus, j’apprends à mes dépens qu’il est absurde de croire quoi que ce soit dans la vie.
Son nom n’a jamais quitté ma mémoire, même si je n’ai jamais rien lu de lui. Je me demande par ailleurs s’il est avantageux pour un poète de s’appeler Svanur. Je crois que non. Et tuer quelqu’un, est-ce que cela peut profiter financièrement à un poète ? G. se souvient d’un critique littéraire islandais qui se désespérait parce que la vie des écrivains locaux, généralement exempte de tout danger, ne leur fournissait guère matière à écrire des choses vraiment intéressantes. L’homicide peut-il être considéré comme périlleux pour celui qui le commet ? Selon les infos que G. avait consultées, le poète n’était nullement menacé par le photographe lorsqu’il le tua au Caruso. Ce qui déclencha l’agression, c’est que le photographe avait, à un moment malencontreux de la vie du poète, pris une photo qui trouva une place de choix dans les pages d’un quotidien.
Peut-être l’ai-je déjà dit auparavant, peut-être pas, mais j’ai souvent du mal à déterminer ce que je pense de mes propres sentiments, ou plus exactement si ce que je ressens est réellement ce que je sens, si ce n’est pas seulement ce que je pense que je devrais ressentir.
Je suis assailli par l’étrange sentiment que cela ne va pas du tout de soi que j’habite ici, et que cet appartement n’est pas plus à moi qu’à un autre. Même si j’y habite seul depuis plus de deux ans et si je n’ai nullement l’intention de déménager dans un proche avenir