Miriam Toews &
Carolin Emcke
Rencontre animée par Sophie Joubert Interprète :
Fabienne Gondrand
Deux ans après #Metoo, la voix puissante et singulière de
Carolin Emcke, docteur en philosophie, ancienne reporter et éditorialiste pour Die Zeit, nous offre un texte saisissant sur les violences faites aux femmes et le consentement.
Quand je dis oui
explore cette question et décrit les relations de pouvoir et l'humiliation qui peuvent surgir sur toutes les scènes sociales ou privées, de la chambre d'hôtel de puissants prédateurs au salon d'un couple en crise.
Avec
Ce qu'elles disent,
Miriam Toews nous plonge dans un huis clos au sein d'une colonie mennonite de Bolivie. Alors que les hommes sont partis à la ville, huit femmes tiennent une réunion secrète. Depuis quatre ans, nombre d'entre elles sont retrouvées, à l'aube, inconscientes, rouées de coups et violées. Pour ces chrétiens baptistes qui vivent coupés du monde, l'explication est évidente, c'est le diable qui est à l'oeuvre. Mais les femmes, elles, le savent : elles sont victimes de la folie des hommes. Inspiré d'un fait divers, ce roman retranscrit les minutes de leur assemblée, leurs questions, leur rage, leurs aspirations
Deux textes de statuts différents qui dénoncent, chacun à sa façon, les rapports de pouvoirs et la domination masculine au sein d'une société.
À lire
Carolin Emcke,
Quand je dis oui..., trad. de l'allemand Alexandre Plateau, le Seuil, 2019.
Miriam Toews,
Ce qu'elles disent, trad. de l'anglais (Canada) par
Lori Saint-Martin et
Paul Gagné, Buchet/Chastel, 2019.
Le Jeudi 3 octobre 2019 - 20H00
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On hait indistinctement. Il est difficile de haïr avec précision. Avec la précision viendraient la tendresse, le regard ou l’écoute attentifs, avec la précision viendrait ce sens de la nuance qui reconnaît chaque personne, avec ses inclinations et ses qualités multiples et contradictoires, comme un être humain. Mais une fois les contours estompés, une fois les individus rendus méconnaissables comme tels, il ne reste que des collectifs flous pour destinataires de la haine. On peut dès lors diffamer et rabaisser, hurler et fulminer à l’envi contre les juifs, les femmes, les mécréants, les noirs, les lesbiennes, les réfugiés, les musulmans, ou encore les États-Unis, les politiciens, l ’Occident, les policiers, les médias, les intellectuels2. La haine façonne son objet. Il est fabriqué sur mesure.
Examiner les différentes sources qui alimentent la haine et la violence dans un cas concret permet de déconstruire le mythe selon lequel la haine serait une chose naturelle, donnée a priori. Comme si la haine était plus authentique que le respect. Mais la haine n’est pas simplement là : elle est fabriquée. La violence non plus n’est pas simplement là. Elle est préparée. Dans quelle direction la haine et la violence vont se déverser, contre qui elles se dirigent, quels freins et quelles inhibitions doivent être préalablement levés, tout cela n’est pas dû au hasard, n’est pas préexistant, tout cela est au contraire orienté.
1. « J'adorais mon école. Je lui témoigne encore aujourd'hui beaucoup de reconnaissance pour tout ce qu'elle a ancré et fait grandir en moi. […] Mais le discours sur la sexualité restait à la fois progressiste et rétrograde. Résultat, le discours biologiste ne faisait que remplacer la parole religieuse, et la façon dont la sexualité était sans cesse ramenée à la grossesse afin d'empêcher celle-ci créait une peur bien plus grande que n'aurait pu le faire toute instruction catholique. Ce n'est pas parce que le plaisir relevait un péché qu'on devait craindre la sexualité, mais à cause des conséquences dangereuses du plaisir. La sexualité n'était plus dépravée, elle constituait une menace. » (p. 40)
Autour de ces cercles gravitent tous ceux qui fournissent le matériau idéologique, fabriquent les sources narratives qui par la suite nourrissent les discours sur internet et jusque dans le salon familial. On trouve parmi les pourvoyeurs de haine, des personnes qui jamais ne se dévoileraient avec autant d'impudence que ceux qui hurlent ou incendient dans la rue : ils donnent à leurs "préoccupations" une apparence bourgeoise. Ils se démarquent publiquement de la haine et de la violence tout en les préparant par leur rhétorique. Cette stratégie ambivalente est courante chez les politiciennes et politiciens [...].
En tant que femme, il fallait constamment reconsidérer si ces transgressions étaient à percevoir comme inoffensives, amusantes, charmeuses ou au contraire abaissantes, méprisantes, intimidantes. Je ne peux pas dire que j'ai toujours été capable de faire la part des choses, pour moi-même ou pour les autres.
4. « Ce qui nous appartient en propre commence par un Non. Par un refus, le sentiment de vouloir autre chose que ce qui est communément voulu. Ce malaise face à ce que l'on attend de nous peut être vague, juste une intuition, il n'est même pas besoin de s'imaginer que ce pourrait être l'alternative, il suffit de savoir ce qui est pour soi inenvisageable. Mais au travers de ce premier Non, c'est notre être propre qui se cristallise. C'est en cet instant où une chose n'est plus perçue comme naturelle et allant de soi, où une certitude devient subitement incertaine, où l'évidence devient équivoque, c'est dans cette faille que survient le Moi. » (p. 120)
3. « Savoir si je suis queer, si mon désir est déterminé génétiquement ou conditionné socialement : ce n'est pas ce qui m'intéresse. À quoi cela servirait-il ? Ce qui m'intéresse, c'est comment le désir apparaît, chez moi, mais aussi chez les autres ; comment je l'ai senti croître, comment il s'est déployé, trouvant son langage, son expression en moi, pour moi, et comment, au sein même de ce langage, s'est développé un vocabulaire de plus en plus riche, des structures de plus en plus complexes, un vocabulaire grâce auquel je suis à même de m'exprimer plus précisément, tendrement, radicalement. » (pp. 90-91)
5. « […] Je voulais lui dire [au danseur Max Midinet] qu'il est possible de vivre dans cet "entre-deux", que ces personnages mal adaptés peuvent aussi avoir leur utilité, remplir une fonction bien à eux ; ils avaient entrouvert quelque chose, un espace de liberté à l'intérieur duquel j'allais pouvoir grandir. Avec sa grâce déliée, cette corporéité fragile mais athlétique qui semblait échapper aux catégories du masculin et du féminin, Max Midinet faisait se fissurer le monde hétérosexuel et ses zones clairement délimitées dans lesquelles hommes et femmes étaient censés se mouvoir et s'aimer. » (p. 153)
p110: "Quelle sorte de processus psychique accompagne ces "infractions corporelles" (Plus j'écris le mot, plus ses significations possibles prennent des formes fabuleuses dans mon esprit)".
p132-133:"Mais sans doute ma simple existence n'est-elle pas la seule chose qui les désarme: il y a aussi l'évidence brute de ma joie de vivre, parce qu'elle mine la honte qu'on attend de la part des homosexuels (ou en principe de tous ceux dont l'apparence dérive légèrement de la norme).../"
p135:"Tu es vraiment sûre de ne plus jamais vouloir coucher avec un homme?
-Non. Brad Pitt, sans hésiter".
Ceux qui espèrent un gain grâce à la haine et à la violence ne sont pas les derniers à les alimenter. Que les profiteurs de la peur calculent en termes d'audience médiatique ou de voix d'électeurs, qu'ils produisent des best-sellers avec des titres ad hoc ou attirent l'attention avec des unes racoleuses, tous savent se distancier de la prétendue populace dans la rue, mais aussi l'utiliser à leur avantage.