Dans ce récit autobiographique, la philosophe et reporter de guerre allemande
Carolin Emcke, née en 1967, explore la genèse et le développement de son désir et de sa sexualité bisexuelle à préférence lesbienne (elle se définit par le terme imprécis de « queer »), depuis la rentrée au collège jusqu'à l'âge adulte. En parallèle, elle évoque le souvenir de son ami Daniel, dont on apprend dès le départ qu'il s'est suicidé et l'on comprend progressivement que la cause principale de ce drame réside dans l'exclusion subie à cause de son homosexualité. Ces deux récits constituent donc comme une dialectique entre un parcours réussi vers l'homosexualité et l'autre échoué. Mais la narration principale est surtout interrompue continuellement par une foison de digressions inspirées par ses souvenirs et ses réflexions critiques qui ont trait à l'homophobie latente ou violente ressentie depuis les débuts de l'éducation genrée à l'école, puis dans les différentes étapes de sa socialisation adolescente et adulte, marquée toujours pas une certaine inadaptation ; il est aussi question de ses goûts et ses plaisirs : l'exploration des bois, la musique – grâce à l'enseignement d'un certain prof. Kossarinsky qui a donné à l'auteure un goût sûr et une capacité d'analyse musicale approfondie, et enfin des considérations plus superficielles sur les différences culturelles de genre rencontrées durant ses voyages professionnels, notamment à Gaza. J'ai noté en particulier des pages très marquantes sur une excursion en voiture où, accompagnée de deux amis, l'auteure s'est retrouvée devant des prostituées et s'est d'abord identifiée aux filles puis s'est confrontée à l'éventualité d'être leur cliente ; d'autres pages très intéressantes concernent son questionnement sur les conditions dans lesquelles elle aurait envisagé d'accéder à la maternité, en ayant recours non à un donneur anonyme ni à l'adoption, mais à un père homosexuel éloigné mais joignable par l'enfant, s'il le souhaitait.
La nature anecdotique et discontinue de la narration, qui n'est pas même structurée en chapitres mais avance telle une conversation à bâtons rompus, n'a pas l'ambition d'apporter la profondeur de pensée d'un essai. Son mérite réside surtout, me semble-t-il, dans sa valeur d'exemple à l'adresse notamment de jeunes femmes lesbiennes ou bisexuelles qui ne possèdent guère de modèle ni d'explication d'un parcours individuel mais emblématique auxquels s'identifier ni de certaines « façons de désirer » hors des schémas hétérosexuels habituels. de manière complémentaire, la question est aussi posée du militantisme – l'appartenance à un « nous » revendiqué et pour promouvoir lequel il soit utile de se battre – ou bien de la singularité de l'expérience individuelle du désir. le lecteur français pourra enfin comparer les regards et les discriminations homophobes entre la France et l'Allemagne.