« Maman, je veux aller sur mon chemin, le chemin de Santiago de Compostela et je te promets que, même si j’ai mal aux pieds, j’irai jusqu’au bout. ».
Au retour de ce premier voyage, j'ai pleuré, beaucoup pleuré. Mes amis ne comprenaient pas, moi non plus d'ailleurs. Je n'arrivais plus à vivre ma vie comme avant. J'avais été dans une telle osmose avec la nature, avec les pèlerins, que je cherchais partout des flèches, des signes, le sourire des gens, le partage du quotidien — toutes les belles choses que le chemin offre. Mais rien, chacun était dans sa bulle, j’avais l'impression d'avoir perdu tous mes repères.
Après une dizaine de jours, un matin en me levant, je compris. Je compris que notre chemin commence vraiment le jour où celui de Compostelle se termine. Je compris que l'important n'est pas l'arrivée à la cathédrale ou à Cabo Fisterra, mais bien la rencontre avec les Hommes, les pierres, les étoiles et les paysages.
Je compris que marcher vers Compostelle, c'est marcher à l'intérieur de soi; c'est accepter de se perdre pour retrouver le chemin, celui que nous avons abandonné en devenant des automates déprimés, soumis à une société qui nous demande toujours plus; c'est entrevoir ce que peut être notre vie au quotidien si nous la vivons en conscience.
Nous sommes seuls sur le chemin. Le ciel s’enflamme et le bleu se laisse embraser par le rouge, l’orange, le jaune, le violet aussi. Le froid, le vent sec et les couleurs nous enivrent de leur beauté. Ce spectacle s’accorde à la perfection avec notre silence. Le chemin bordé de chênes verts aux branches nues et d’asphodèles, tapissé de grosses pierres tantôt rondes tantôt tranchantes, nous rapproche. Main dans la main, nous nous réchauffons. Le vent est vraiment glacial ce matin.
Je ne vis pas chaque jour dans une projection perpétuelle du Pérou ou de mon enfance, mais le Chemin est propice à la flânerie dans le temps et dans l’espace. On a le temps de se perdre à rêver, le temps de faire resurgir de l’âme des sensations, des arômes et des couleurs qui nous transportent. La mémoire de nos sens travaille et si nous prenons le temps de les écouter et de les exercer, nous pouvions faire revivre des instants olfactifs ou sensoriels du passé.
Compostelle est un chemin initiatique qui conduit l'être humain vers ses plus hauts sommets et aux tréfonds de ses abîmes, en faisant taire les maux du corps pour entrer dans le cœur de l'âme. Là, en faisant un pas en arrière, se laissent entrevoir les méandres qui empêchent d'avancer, de réaliser rêves et défis, se font jour les liens qui nous unissent tous et les connexions entre les différents événements de la vie.
Le chemin force à réapprendre à marcher et à vivre pendant un temps donné, hors du temps, pour apprivoiser le temps présent, le sien propre, celui du pas juste. Alors, un pas devant l'autre, chaque pèlerin trouvera son juste pas, sa juste cadence, pour cheminer vers lui-même et vers les autres.