Au commencement, il y a un silence. Sur fond noir en plein milieu de l’écran, un titre en caractères cyrilliques et dans une police distinguée s’inscrit en lettres blanches : Полустанок (La Station, 2000)1. S’ensuit l’image fantasmatique d’une locomotive à vapeur immobile, là encore sur fond noir, filmée de nuit depuis le devant, de trois-quarts face. On y distingue la partie avant du moteur, d’où émane une fumée grisâtre qui s’épaissit. Un rond lumineux, flambant de netteté, est perceptible à l’arrière-plan. Dans le fond sonore, on entend les râles sublimes d’un moteur qui s’arrête, sur le point de lâcher. Puis une image montre trois lucarnes blanches aux bords indéfinis toujours sur fond noir ; à travers l’ouverture verticale centrale, on croit voir un corps recroquevillé. S’enclenche alors une série de plans à la fois très similaires et très distincts qui révèlent des êtres réunis et isolés, partageant une même inactivité. Des corps endormis, avachis, ronflants.
L'histoire du cinéma possède encore des continents mystérieux. Parmi ceux-là, une Atlantide oubliée depuis trop longtemps : le cinéma muet italien. Il a pourtant bénéficié, dès les années qui succédèrent son invention, d'une renommée internationale, fascinant les foules, les intellectuels et les artistes de l'Europe entière. Ces films tournés en Italie entre 1896 et 1930 deviennent désormais accessibles grâce aux campagnes de restauration, de digitalisation et de mise en ligne qui offrent enfin la possibilité de poser un nouveau regard sur ce patrimoine culturel. L'ouvrage plonge au cœur de ce qui fonde l'esthétique du cinéma muet italien dans le rapport intrinsèque qu'il entretient avec les autres arts. Danse, théâtre, opéra, littérature, arts figuratifs : le cinéma s'invente aussi bien à partir des grandes œuvres classiques que celles les plus en vogue circulant à travers des médias alors en pleine expansion. Des premières vues documentaires, immortalisant les paysages et monuments italiens, aux péplums monumentaux, en passant par les mélodrames qui révélèrent les premières grandes actrices féminines, ou encore les adaptations littéraires de la Film d'Arte Italiana, le cinéma naît avec cette faculté insolite et merveilleuse à absorber, revisiter et transformer une multitude de formes et de disciplines artistiques. L'ensemble des textes sont traversés par une forte volonté d'insister sur la portée innovante du septième art dans sa capacité de réemploi.