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Citations de Claude Vigée (118)


L’AMANDIER SOUS LA LUNE


Extrait 1

La semence nocturne a mûri dans ma tête,
dans mon nom j’ai scellé l’inconnu sans visage.
Croyant saisir le fruit, l’insecte, l’arc-en-ciel,
et sucer dans le roc l’huile vierge ou le miel,
j’ai glissé vers la nuit sur le miroir des sons :
l’écureuil encagé tourne seul sur sa roue,
au fond du puits rit le silence
où l’abîme s’ébroue.
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Parfois, en rencontrant dans un séminaire ou hors de mes cours programmés quelques-uns de mes meilleurs étudiants, j'ai tenté de leur expliquer comment j'éprouve simultanément l'acte d'exister et d'écrire, le fait de vivre et de créer des poèmes. Je leur communiquais cet enseignement d'ordre privé, fort singulier, lors de nos conversations à bâtons rompus qui complètent utilement, à mon avis, les cours magistraux ennuyeux et les travaux pratiques pédantesques sur l'esthétique de Hegel ou les métaphores de la poésie baroque... L'expérience du poète enseignant ne peut qu'éclairer et approfondir, à ses risques et périls sans doute, les connaissances acquises du professeur de poésie ancienne ou moderne. Les prolongements de cette expérience intime dans le domaine de son enseignement sont évidents. Ils n'appartiennent qu'à lui, ou à ceux auxquels il les transmet de vive voix, dans le feu de l'instant vécu. Lorsque le poète enseignant, par le truchement d'une œuvre étrangère, ou à travers la sienne elle-même, touche au point de jaillissement qui est aussi le lieu de son propre pouvoir créateur — un peu comme Baudelaire se découvrait dans la peinture d'Eugène Delacroix ou dans la poésie de Poe —, il cesse momentanément de jouer au docte professeur de poésie — de la poésie d' autrui, s'entend — pour laisser parler en son for intérieur le poète qu'il est, avant comme après les heures de cours dans la salle de séminaire poussiéreuse.
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La clef de l’origine


Extrait 1

Celui qu'a terrassé la violence
N'est-il pas retranché pour toujours de lui-même ?
Pèlerin du soleil aux trousses de son ombre,
Renaîtra-t-il, errant combien d'années encore,
Cherchant la vérité dans une place étrange ?

Prier
C'est écouter
Aux portes du silence.
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DESTIN DU POÈTE


C’est toujours quelqu’un d’autre,
le Toi silencieux qui se parle en moi-même.
Parfois je m’arrache à l’écoute qui est prière
et je chante en son nom dans la langue empruntée
à la bouche des morts. Pour lui en moi, pour lui,
qui déjà me traduit
dans la gorge d’autrui.

p.104
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TRAIN DE NUIT EN ALSACE


Esprit souffrant, luttant,
rusant et devenant :
grandi sous la menace,

tu ne reviendras plus chez toi
vivre un jour en Alsace.
Cherche-toi dans les lieux errants
que tu ne connais pas !

Tu as beau retourner
tous les ans au pays :
bientôt tu rentreras,
sevré de nostalgie,
dans la solitude infinie
du voyageur, qui est depuis toujours
la dernière patrie.

Où s'en va la douleur ?
Au cœur d'un prunier noir
illuminé de pleurs,

‒ vu le temps d'un éclair
dans la glace du train de nuit
sous la sombre montagne en fleur ‒,

s'apaise toute peur.

p.225
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LE POÈME DE RETOUR


Porté le long du mur
L'indestructible est là, dans l'immédiat qui meurt :
Cailloux un peu patients, suspendus dans l'espace
Où la pluie fait étinceler ses météores,
Poissons de sable frais,
Roulis de gravillons sous le soleil d'hiver
Parmi les jeunes fleurs de l'amandier sans feuilles.


La forêt s'agite
Au bout de tes bras :
Il faut faire vite
Pour grimper là-bas
Sur ces hautes branches
Qui lancent au vent
Leurs floraisons blanches
Pour un peu de temps.
Mon âme soit prompte,
Sur la crête monte
Puis meurs au soleil :
L'instant de l'éveil
Est le seul qui compte.

p.128
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LA FIN À L'HORIZON


Au seuil de l'indicible
qu'a donc été ta vie ?

Dans le soleil couchant
un haut nuage en feu
porté par le vent froid,

qui lentement s'éteint
en plongeant dans la nuit.

p.284
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LA VALLÉE DES OSSEMENTS

LA CLEF DE L’ORIGINE


Du haut de la lucarne retrouvée de l’enfance
Je pêche au filet les vieilles maisonnettes jaunies des voisins
 avec leurs étables en ruine :
Un cercle de forêts assiège l’horizon
Plus loin
C’est la plaine marécageuse piquée de bouquets de
 trembles et de peupliers,
Puis la Forêt-Noire ;
Le tocsin de l’été roule dans la montagne,
Sous les sapins s’agite une mer de fougères.
Les clochers des villages émergent des pans de bois
Entre les cheminées lézardées
Des usines en brique rouge à cinq étages du dix-neuvième
 siècle
Que couronnent les nids de cigognes déserts.
Il y a des jouets perdus sous l’escalier du toit,
Dont je rêve parfois sur le dos de la nuit.
Quelques lambeaux du vrai papier de tenture flottent au
 fond des corridors noirs de vent ;
La rampe d’escalier en acajou tendre est encore là,
Dans la maison ouverte, pillée, éventrée,
Démantelée par la guerre par l’oubli par l’exil,
Qui garde pour seul vestige
Une baignoire d’enfant trouée de balles, en zinc mangé
 de lèpre,
Délaissée sous les combles dans l’angle, que font le mur
 et la cheminée
Aux hanches écroulées sous le velours inusable de la
 poussière.

p.69-70
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LA VALLÉE DES OSSEMENTS

LA CLEF DE L’ORIGINE


Sur la colline
Blanchit le collège aux fenêtres Second Empire
Qu’entoure un rempart de bois d’aulnes et d’acacias ;
Les marronniers en fleur explosent dans la cour carrée,
La chèvre brune broute à l’enclos d’aubépines.
Dans le bois aux lièvres où court le vent du matin
 chargé d’ail sauvage
Un faucheur coupe le foin sur une seule petite place
 humide –
Dans ce sol sablonneux sous le soleil de juin
Le silence bourdonne de guêpes et d’orties....

p.69

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LA VALLÉE DES OSSEMENTS

LA CLEF DE L’ORIGINE


Maintenant c'est l'heure ultime de l'été,
Les punaises rouges et noires
Font l'amour en dormant sur le seuil de grès concave
 usé par les morts,
Haché de barreaux d'ombre entre les grilles rouillées
Qu'étrangle la grosse chaîne toujours cadenassée por-
 tant l'écriteau :
« S'adresser à Mr Abraham Weill, ministre officiant, ou
 au bedeau ».

Ils sont tous là les aïeux de père et de mère
Les surgeons de Jacob les rameaux de Jessé
Les proches parents du Messie l'holocauste sanglant
 des nations
Les boucs émissaires qui emportent au désert le péché ‒
Ceux qui vendirent du drap à tout le canton sous
 Napoléon Trois
Ceux qui ont fait une distribution gratuite de froment et
 de haricots secs
Au moment de la disette dans les premiers mois de la
 Restauration
Ceux qui furent conscrits en 70 et gardèrent leur bâton
 de tambour-major
Caché sous l'ais du grenier dans un ruban de soie trico-
 lore,
Jusqu'à ceux qui naquirent dans un ghetto de village
 mal oublié
Pendant que l'avenir œuvrait pour eux sous la Terreur ‒
Au rang de leurs cadets il en manque une trentaine
Qui furent brûlés vifs voilà huit ans à peine
Par la main des Gentils
Dans les fours crématoires de Pologne ou d'ailleurs :
Il reste un grand dépôt de jouets à Belsen ‒
Des cendres de l'exil ayez pitié Seigneur.

p.66-67

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À BOUT DE SOUFFLE RIT L'EXTASE



IV

De retour enfin au lieu nu de l'origine
où se tissent les nœuds défaits du temps, de retour
dans les maisons désertes assises aux frontières
où fleurissaient les enfants singuliers,
frères de lait, frères de mai, venus de nulle part,
oh mes ombres aimées de jadis, surgies dans la lucarne
 obscure
comme dix rangs de pommiers droits et ronds
plantés vifs dans la tapisserie volante de l'espace.…

p.249-250
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À BOUT DE SOUFFLE RIT L'EXTASE


III

Toujours la lumière sans défense cachée au cœur du
 buisson
jette sa transparence de beauté noire
sur tant de jeunes morts à la voix oubliée
cendres terrées en nous sans noms et sans visages.
Est-ce pour nous permettre de dire à leur place
une seule fois encore : bouvreuil, perce-neige, écureuil ?
Pourtant nous n'avions nulle chance de gagner
à ce jeu de mots pipés d'avance par la tristesse :
vaine est, pauvre poète, l'enflure de ta voix,
inutile sa dissonance ! À bout de souffle rit l'extase....

p.249
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À BOUT DE SOUFFLE RIT L'EXTASE


II

Avec la lune qui danse derrière la fenêtre ouverte,
soulevée par la respiration du large fleuve nocturne
au souffle haletant, renouvelé sans nul repos de la pensée
comme s'aère le poumon d'une jeune nageuse,
me voici porté vers l'avant par ce flux
surgi de l'amont indicible,
offert au battement sourd de la rivière souterraine
à travers la boue restée vivante malgré tout.
Et retraversé par la lumière des profondeurs
jusqu'au dernier murmure : le mal-être divin
où l'agonie se transfigure en musique miraculeuse.
Oui, malgré tout flambe sur nous dans le ciel opaque en
 hiver
le nuage blessé du soir, l'Ève pétrie d'argile et d'eau de
 source ardente
qui chante sans espoir l'amer savoir de vivre….

p.248-249
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À BOUT DE SOUFFLE RIT L'EXTASE


I

À travers les mélodies d'exil captées dans son miroir
que la lune errante tisse avec le silence,
se trame et se dénoue le jeu de la question.
Elle demeure sans réponse, et pourtant revient et perdure
comme font les dix voix ailées d'une fugue noire de
 Mozart :
plaie lancinante creusée dans l'éclat minéral
de la parole glacée, - celle qui éblouit et divise
le cœur resté sans dieux, abandonné au vide, fuyant
toujours ailleurs qu'au ciel. Où cesse le désir d'un
 homme ?
L'infini nous épargne peut-être par pitié.…

p.248
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Claude Vigée
14

Après-demain viendra le temps où le mort ne manquera plus à personne, même pas à soi-même, puisque c’est lui-même qui manque, effacé jusqu’au tréfonds de l’être. A sa place, il n’y a personne. Cela devrait enfin résoudre tous ses problèmes, et souvent les nôtres aussi, par ricochet. Seule l’échéance varie… La mort nous inflige à tous une tardive leçon d’humilité radicale, qui demeure sans compensation dans ce pauvre monde, comme là-bas peut-être. L’humus est silence, à la fois matrice et sépulcre de notre chant.

21 juillet 2007

*
« Les dieux, pense Héraclite, sont aussi dans la cuisine. » Voilà une vérité d’évidence : la leur, c’est tout l’univers. Ils y font mijoter gaiement notre vie et notre mort.

*
Les nations, à de rares exceptions près, traitent depuis toujours les Juifs avec un mépris à la fois terrifiant et comique ; elles nous piétinent comme elles ne cessent de se conduire à l’égard d’elles-mêmes, en violant doublement l’interdit du second commandement : « Tu aimeras ton semblable comme tu t’aimes toi-même, car je suis le Nom, ton dieu. » Parmi les voix très rares dont la protestation s’est fait entendre à travers les siècles, en défiant la haine et les ricanements satisfaits des clercs comme des laïques, j’entends monter jusqu’à nous, dans la foule en fureur, celle de Bernard de Clairvaux : « Toucher aux Juifs, c’est toucher à la prunelle de l’œil de Jésus, car ils sont os de ses os et chair de sa chair. » Malheureusement, il ne suffit pas de devenir un grand saint pour être entendu du peuple chrétien, ni suivi par ses Eglises.

*

En ce monde, nous sommes toujours des êtres de passage entre deux nuits de feu : celle de notre conception et celle de notre mort. Leurs flammes obscures s’entrecroisent au-dessus de nos journées.

*
Soyons optimistes : ce qui est sûr n’est pas toujours douteux.

30 août 2007
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Claude Vigée
13

La sagesse d’Epicure
Fût-ce pour aller acheter au Franprix un nouveau rouleau de papier hygiénique en couleur, tu prendras grand soin de voir toujours la vie en rose.

*
Puisque je ne sais comment me remettre de l’absence pérenne d’Evy, j’essaie de me mettre EN elle, au-dedans, bien au fond, en y demeurant présent au jour le jour, pour que nous ne dormions pas seuls tous les deux, la nuit, chacun de son côté. Ainsi restons-nous l’un pour l’autre dans mon rêve, « ézèr qénégdo » (Genèse, 2, v. 18), – un secours pour ou contre son vis-à-vis, son compagnon d’éternité muet.
Soudain, notre vieil appartement parisien, après nous avoir longtemps servi de pied-à-terre lors de nos fréquents passages en Europe, a changé de rôle : pour Evy hier déjà, pour moi demain ou après-demain, il sera enfin devenu notre ultime pied-en-terre, à l’issue de notre vie terrestre finissante. Je me le souhaite, du moins, sans en être trop certain…

(4 septembre 2007)
*
A la fois rire et trembler : c’est aujourd’hui notre devise à tous, – nous qui dansons gaiement sur le fil du rasoir. La « folle confiance » qu’Etty Hillesum avait placée dans l’intolérable cruauté du monde nous aidera peut-être à l’affronter bientôt en nous-mêmes aussi. Mais que voyait au juste l’ange prophétique aveugle de Walter Benjamin dans le rétroviseur de nos tempêtes futures ? Sa devinette se révèle fatale aux bons vivants, comme aux autres… L’ange de l’histoire vécue à l’envers ne nous annonce aucun jardin d’Eden retrouvé.

(5 septembre 2007)

*
Nous visitons en famille une grande exposition de peintures et sculptures contemporaines, dites "installations". A la sortie, Daniel nous déclare d’un ton pénétré : "Voilà des hommes qui ont consacré tout leur vie au service de l’art [... gent ] !" A mi-mot, tout est dit.

*
Grâce à mes nombreuses activités, j’assure presque sans rire mon avenir de mort. Restons toujours sérieux, et tenons jusqu’au bout les cordons de notre poêle funéraire.

(24 septembre 2007)


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Claude Vigée
12

Mon passeport pour Seebach
Lorsque Léopold mon aïeul maternel m’emmenait, seul avec lui, par une belle journée ensoleillée de juin ou de septembre, dans son village natal de Seebach, c’était comme si, quittant les rues austères et grises de Bischwiller, coupées à angle droit, avec leurs rangées de volets toujours clos, je plongeais dans un univers enchanté, débordant d’odeurs et de couleurs vives. Là-bas, toutes les maisons à pans de bois peints s’ouvraient soudain, les bras se tendaient vers nous au passage dans la sinueuse « venelle des Poules » – d’Hungàss – et les salutations fusaient gaiement en dialecte francique de l’Outre-Forêt, d’une fenêtre à l’autre... On était accueillis en vrais enfants du pays : « d’Lebold isch widder doo. Er kummt heit haam ze uns, wie in de gute alde Zeite ! ».
Si mon gran-père était ainsi choyé et reconnu dans la grand’ rue de Seebach, même par les jeunes paysans endimanchés coiffés du bonnet onnet à poil roux, s’il était embrassé parfois par leurs épouses qui portaient encore la Tràcht traditionnelle afin d’aller en groupe à l’église pour l’office du matin, c’est qu’il n’avait jamais rompu les liens qui l’attachaient à son terroir d’origine, malgré vingt longues années d’exil au loin, dans les sables arides des garennes de Bischwiller – perdu qu’il était au milieu d’une bourgade industrielle où il s’était toujours senti étranger.
En faisant le tour des quartiers, on s’arrêtait d’abord à l’auberge des Koebel – bel `s Kewels,– face à la mairie, où il avalait d’un trait, comme dans sa jeunesse, un vaste Seidel ou Humpe de bière brune tout écumante, tirée à même le tonneau, derrière le comptoir luisant de bois ciré. La station suivante de notre pèlerinage annuel nous menait au seul de l’antique maison, rachetée en 1918 par les Hummel, où Léopold et Sarah-Selig, Dieu ait son âme ! – avaient conçu enfanté, puis élevé leurs six enfants. Tous avaient grandi sous le même toit et dormi ensemble à l’étage unique dans la grande mansarde ; sous la garde de Mariannel, la fidèle servante. Ma mère était, après le décès de la petite Séraphine étouffée par le croup à l’âge de trois ans à peine, leur fille unique. Ses frères la gâtaient, ses parents la couvaient. Cette éducation trop protégée n’a pas peu contribué à lui rendre difficile, plus tard, la vie pleine de conflits et de déception qui l’attendait ailleurs, loin du nid perdu, à l’âge adulte. La route nous menait aussi, plus rarement, dans le Haut-Village –`s Ewerdàrf – vers la Harregàss où nous rendions visite à la famille Corneille -bel `s Kornells, des paysans aisés, directement issus de la vieille aristocratie rurale immigrée de France ou de Su ède au 17ème siècle, après la Révocation de l’Édit de Nantes par le Roi Soleil persécuteur des calvinistes. Les Corneille, les Ehrismann, les Bayer, les Lutz, les Becker, – et j’en passe –, possédaient à l’époque les plus belles maisons à colombage de Seebach. C’étaient de hautes bâtisses à pans de bois aux angles sculptés, peints en noir ou bleu ciel, qu’on entretenait soigneusement depuis plusieurs siècles, pour les transmettre intactes aux plus lointains descendants. Il existait encore, avant 1939, une sorte de noblesse paysanne héréditaire, en haute comme en basse Alsace.
La grande tournée rituelle terminée, nous rentrions tous les deux nous restaurer dans la petite mais coquette résidence de la famille Weber. Son chef, Antôôn Weber, un vieux brave à longues moustaches blanches tombantes et aux allures débonnaires, était de toute éternité le tailleur du village. Mariannel, son, épouse avait servi un quart de siècle chez mes grands-parents Meyer, aidant Sarah à élever leurs cinq enfants dans la meilleure tradition juive, bien que Mariannel et son mari eussent été tous deux des catholiques fervents de stricte obédience. Tels étaient les paradoxes de la vie en commun des Juifs et des chrétiens dans cette période relativement clémente de l’histoire alsacienne qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de « Belle Epoque », avant la boucherie de la guerre de 1914-18 et les horreurs de la Shoah qui la suivirent de près.
Nous étions reçus royalement chez Antôôn et Mariannel dans leur grande salle fraîche du rez-de-chaussée, la « scheen Stubb », au fond de laquelle trônait encore l’alcôve familiale, close par des rideaux de velours épais bordés de dentelles croisées, du plus beau rouge grenat. Mariannel, après avoir convoqué toute la parentèle dans le village d’en bas –catholique, comme dans le village d’en haut – protestant – nous installait au beau milieu de la famille rassemblée pour l’occasion, autour de la longue table étroite taillée cent ans plus tôt dans des madriers de chêne indestructibles qui sentait bon la cire d’abeilles. Nous étions assis sur des bancs raides fixés à angle droit aux murs de torchis de la maison. Commençait alors la liturgie mémorable du goûter, célébrée en l’honneur des visiteurs venus de loin. Mariannel était toujours secondée par sa fille Barbe, `s Bawele. Elles nous apportaient toutes deux en triomphe, à tour de rôle, les gâteaux et les tartes aux fruits sans nombre, tous cuits à domicile dans le four à bois et à charbon séculaire ; comment les nommerais-je tous, après huit décennies d’oubli ? Zopf, Kuchelhupf, Ring, Zimmetkuche, Ropfkuche, Zuckerkuche à la juive (la recette venait de ma grand’mère Sarah !), Kàskuche, Kwatschekuche, toutes ces merveilles étaient trempées dans des bols de café au lait bouillant et fumant, un café traditionnellement « rallongé » par une bonne dose de chicorée torréfiée, appelée Chigôri, selon les coutumes frugales de l’avant-guerre à la campagne. Pour me faire plaisir, Bawele, instruite par sa mère, allait me chercher un demi-litre de lait de chèvre tout couvert d’écume, qu’elle venait de traire en mon honneur dans l’étable, d’Gaasestàll, une cahute directement adjacente à la minuscule porte d’entrée de la maisonnette basse des Weber.

Tard dans l’après-midi, nous rentrions à Bischwiller. Le chemin du retour me paraissait long, triste et terne. L’assombrissait encore la perspective sinistre de retrouver ma classe au collège le lendemain matin, sous la petite pluie ou le brouillard sans fin de Bischwiller. Comme il était loin tout à coup, le souvenir maintes fois évoqué par mon grand-père des bals juifs de Seebach, dans l’auberge des Koebel, bei’s Kewels, où les vieux messieurs ouvraient la danse aux bras de leurs épouses pieusement affublées de leur perruque rituelle, les valseurs coiffés d’un haut-de-forme bien luisant et chaussés de lourdes galoches en bois cirées de frais.
Demeurent en vie dans mon esprit devenu solitaire, après trois-quarts de siècle d’errance, les reflets de la « belle chambre » de Manannel à Seebach, la lueur qui jouait sur les plats d’étain ternis, les assiettes peintes à la main de motifs finement fleuris, les épais plats vernis et historiés de Soufflenheim, les pots-au-lait, les carafons, la cafetière en grès de Betschdorf aux teintes grises tirant sur le bleu, comme le ciel changeant de Seebach à la tombée de la nuit. Une lumière d’autrefois qui s’éteint lentement dans mon âme, comme là-bas, jadis, sous la nuée porteuse de l’obscurité montante où tout s’engloutit à la fin. Car « chaque vie finit et commence dans la nuit ».

Paris, le 13 mai 2007

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Claude Vigée
11

Contrairement aux êtres humains, les oranges commencent à pourrir par le dehors.

*
Mon ami M. V. me raconte l’histoire juive marocaine suivante : « Deux vieux amis, voisins de stalle à la synagogue, se croisent au milieu de la semaine sur un trottoir animé du centre de Casablanca. « Eh bien, David, où donc cours-tu ainsi, sans regarder à droite ni à gauche ? Est-ce un rendez-vous tellement urgent ? » - « je n’ai pas le temps de te l’expliquer, je suis vraiment trop pressé. » - « Mais tu peux tout de même me confier en deux mots chez qui tu as tant à faire ! » - « Pour tout te dire, Albert, je vais droit au nouveau bordel qui vient d’ouvrir ses portes au centre-ville. » - « Mais alors, David, pourquoi le bout frangé de ton talith [châle de prière] dépasse-t-il de la poche arrière de ton pantalon ? » - « C’est tout simple, Albert ; si je me plais bien au nouveau bordel, j’y passerai aussi le Chabbat. »
Morale de l’histoire : le plaisir, c’est bien, mais Dieu, c’est mieux encore. Piété oblige…

*
Le royaume des morts est sans frontières : ce sont les Nations Unies du néant, les seules à s’entendre vraiment, dans leur commune et totale surdité.

*
Je ne suis pas triste, non. Je suis désolé. J’ai oublié d’être heureux. Ce n’est pas la même chose que la solitude. L’affliction n’est pas la tristesse : elle la nourrit.
Sans Evy dans les parages chaque jour, plus personne avec qui se parler (lehitdaber, en hébreu biblique). Une des expériences les plus pénibles à endurer depuis sa mort, il y a bientôt cinq mois, c’est l’obligation de falloir tout référer exclusivement à soi-même. Tout, à chaque instant, s’adresse à moi seulement, sans partage. Ce que je vois, ce que je mange ou bois, ce que je fais de jour en jour, voire d’heure en heure, là-dehors mais surtout à la maison devenue étrangement vacante : tu vois, elle n’est plus là pour que je puisse le lui dire, pour qu’elle me renvoie la balle, me confie ce qu’elle en pense, ce qu’elle sent à son tour, spontanément. Tout le vécu est maintenant issu de moi et dirigé vers moi, sans exception. Voilà ce qui est accablant, insupportable même. Rien à répartir librement entre elle et moi, en riant ou en pleurant, comme avant. Le goût des plats, à table, n’est plus que pour moi. Plus de compagne des plaisirs, ni de copine dans les épreuves. Toute l’existence reflue vers moi. L’âme jumelle s’est évanouie dans le grand brouillard. J’ai joui avec Evy de « mon heure sur la terre ». Eclipse de la voie lactée où nous tétions la joie.

*
What will remain in the end, of all our doroth [hébreu : générations] ?

- Rot.

*
A l’école primaire du village de Seebach, où naquit ma mère, les enfants d’âge scolaire apprennent vers 1895 les rudiments de la grammaire et de la syntaxe haut-allemandes. C’était sous le régime de Guillaume II. les élèves, tous patoisants et d’origine rurale, devaient distinguer entre les noms, les verbes, les pronoms et les autres éléments de base d’une langue écrite introduite en Alsace après l’annexion de 1870. Le maître d’école allemand enseignait par exemple : « Der Mensch ist ein Held « (l’homme est un héros), « der Hund ist ein Tier » (le chien est un animal).
Le meilleur copain de mon futur beau-père, un garçon un peu benêt dénommé en patois d’r Wolfé-Lébold, interrogé sur ces matières linguistiques complexes, répond tromphalement à l’enseignant souabe qui lui demande : « Schüler Leopold, was ist der Mensch ? » : « Herr Lehrer, der Mensch ist ein HULD ! »
Dans cette expression géniale, tout était dit sur notre double nature. A Seebach, l’esprit de synthèse juif n’a jamais eu d’âge.

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Claude Vigée
10

D’après la Kabbale, il faut croire que « Dieu compte les larmes des femmes ». Voilà, hélas, une occupation à plein temps pour la bonté divine. N’eût-il pas mieux fait de commencer par compter à charge les méfaits innombrables des hommes, à défaut de pouvoir les empêcher ?

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Claude Vigée
9

Chaque individu a trois sortes d’ennemis naturels : son prochain (si lointain), sa famille (trop proche), et soi-même. Avoir affaire aux autres est très difficile ; car l’autre, c’est moi – en pire. Les tensions demeurent constantes ; seules les proportions des conflits varient selon les temps et les circonstances imprévisibles de notre vie.

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