Citations de Claude Vigée (118)
Sur l'infime épaisseur des mots nous patinons
à reculons depuis l'enfance;
nous chantons, nous dansons
vers l'infini sans regard et sans nom.
A peine un éclair sur la glace,
dans une poésie est inscrite la trace
de l'oiseau qui raya la fragile surface.
Qu'est-ce donc que la poésie? Un feu de camp abandonné ,
qui fume longuement dans la nuit d'été, sur la montagne déserte.
Retrait du monde et de moi-même ,
Souvent je l'ai entendu germer dans la pierraille de la montagne,
Le grondement muet dont naîtra le tonnerre.
(" Le grenier magique")
Bonsoir, petite Evy, bonsoir comme autrefois,
toi qui, depuis de si longs jours déjà ,
demeures loin de moi.
Bonsoir dès que je passe à côté de ton banc,
dans le parc étranger où nul ne va s'asseoir,
où personne dans le noir ne dresse les oreilles
quand le silence sur nous s'étend dans les buissons,
et, que très lentement, avec la nuit qui tombe,
s'éteint dans la pénombre le murmure de mes mots:
entre plaisir et peine,
à travers deuil et joie,
Bonsoir, petite Evy, bonsoir à bientôt,
comme alors, mon Evy, serrés l'un contre l'autre,
à deux sur ce vieux banc.
(" Les sentiers de velours sous les pas de la nuit")
Au seuil de l'invisible
qu'a donc été ta vie?
Dans le soleil couchant
un haut nuage en feu
porté par le vent froid,
qui lentement s'éteint
en plongeant dans la nuit.
La stratégie de l’extase
Esprit, fais-toi mer pour franchir la mer, nature pour surmonter
la nature,
Mortel et agonisant pour devancer la mort et l’agonie.
Embrasse le monde afin de traverser le monde, d’absorber en toi
tout l’espace et son temps !
Ton cœur fait monde, esprit, sans rien en retenir,
Par la grâce du saut léger te voilà sauvé de toi-même.
Mais le don ne s’achève qu’en te livrant à ce monde triste avec joie,
En t’y abandonnant dès aujourd’hui au risque de ta perte totale.
Au cœur de l’orage il y aura peut-être un instant de rencontre:
Un seul éclair suffit, avant la dispersion mortelle dans la nuit.
La fin à l’horizon
Au seuil de l’indicible
qu’a donc été ta vie ?
Dans le soleil couchant
un haut nuage en feu
porté par le vent froid,
qui lentement s’éteint
en plongeant dans la nuit.
19 juillet 2008
La Grande Passacaille
Écoute le roulement des galets dans la mer !
Hors les murs nus de l'être prolongeant
la hantise de la musique muette,
soudain murmurent en nous les flûtes du crépuscule.
Dans le passage de notre souffle mortel
les mots tracent le sens que nous espérions rencontrer
en explorant du regard
chaque soir chaque matin qui hennit en plein ciel -
la bouche ouverte boit
le vent pluvieux toujours resurgissant,
le vent qui vient d'ailleurs
et porte en soi comme une absence
le silence pareil au germe jaillissant
hors du commencement sans visage et sans lieu :
respirer de nouveau, plonger dans le temps fabuleux des
noces où s'étreignent le jour et la nuit emmêlés.
Afflux divin du livre qui en porte le rythme
comme une lame de fond arrachée au ventre de la mer,
chevaux d'écume dansant, caracolant, puis tout à coup
se cabrant pour jouir
jusqu'à la crête mortelle et blanchissante du ressac.
Claude Vigée, " Vie j'ai "né Claude André Strauss, le 3 janvier 1921 à Bischwiller nous a quitté le 2 octobre 2020 à Paris à l'âge de 99ans.
Deux étoiles filantes
sur la montagne obscure:
déjà leur coeur de braise
agonise et s'éteint .
Que reste -t-il de nous
quand le temps se retire?
à peine une buée, ce souffle qui s'efface
sur le miroir brisé.
(" L'arrachement")
LES ORTIES NOIRES
FLAMBENT DANS LE VENT
À Adrien Finck
Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille
de ces mots murmurés,
que des voix de jadis, depuis longtemps perdues,
disaient presque en silence :
ainsi suinte la pluie de campagne en automne
à travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
à la lisière du petit bois de chêne gris et touffus
où le Ruisseau-Rouge chuchote,
puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
à pas de souriceaux, comme fait la semence,
par le chemin profond,
la sente aux orties noires.
p.199
LA VALLÉE DES OSSEMENTS
LA CLEF DE L’ORIGINE
Ils demeurent assemblés en permanence le jour sans fin
du Grand pardon
Convoqués dans la tunique rituelle aux lacets de lin
dénoués pour l'éternité
La langue chargée de terre et blanchie par le jeûne
Ils tiennent leur réunion plénière jusqu'à la consomma-
tion des siècles
Engagés dans le colloque silencieux
Qui précède au jour du jugement le verdict sans appel des
cornes archangéliques
En ce jour le Seigneur sonnera de la corne
Teki'ah Teru'ah Teki'ah
p.67-68
LA POÉSIE
Qu'est-ce donc que la poésie ? Un feu de camp aban=
donné,
qui fume longuement dans la nuit d'été, sur la mon-
tagne déserte.
Retrait du monde et de moi-même,
Souvent je l'ai entendu germer dans la pierraille de la
montagne,
Le grondement muet dont naîtra le tonnerre.
p.156
L'ACTE DU BÉLIER
LOI DU POÈTE
Mieux que la haute idée,
Plus que l'image impure,
Seul le rythme est mon roi :
Orage ou chevelure,
J'entends battre le sang du monde
Aux tympans aigus de la pluie,
Comme un torrent plein de lumière obscure
Roulerait son or froid
Vers l'oreille profonde
Et noire de la terre :
Chassant vers l'embouchure
D'un mince lit d'artère
L'éclair de l'épée arrachée
Aux poumons rouillées de la nuit.
p.157
Prélude
Un seul bouleau scintille entre mousse et pierraille
Dans la sapinière obscure
Abandonnée au sommeil de décembre.
Ses branches sous la pluie ruissellent sans espoir,
Le vent ne balaie plus la moindre feuille morte
En grondant sur le seuil de la maison d'aiguilles.
Maigre arbre du printemps, tu connais l'agonie
De porter le ciel sur l'épaule
De guingois, comme un sac plein d'épines de glace,
D'affronter les nuits de détresse
Figé dans le brouillard tel un rêve spectral,
Pour t'écrouler au petit jour
Dans l'eau de neige et dans la boue !
Mais avant, tu te plais à redire l'étrange
Blanc silence premier de la terre d'hiver,
En murmurant seulement le petit mot : givre,
Ou bien tu épierais entre trois troncs croisés
Comme à travers la lucarne ouverte au grenier,
La lumière vide là-bas, la soucieuse et trouble
Fumée qui rougeoie dans le champ.
Déjà germe dans ta racine,
Sous les scories gelées,
Ce feu d'étoiles qui sourdra
Dans l'été vert de ta semence.
p.9
La clef de l’origine
Extrait 7
Du haut de la lucarne retrouvée de l’enfance
Je pêche au filet les vieilles maisonnettes jaunies des voisins
avec leurs étables en ruine :
Un cercle de forêts assiège l’horizon -
Plus loin
C’est la plaine marécageuse piquée de bouquets de trembles
et de peupliers,
Puis la Forêt-Noire ;
Le tocsin de l’été roule dans la montagne,
Sous les sapins s’agite une mer de fougères.
Les clochers des villages émergent des pans de bois
Entre les cheminées lézardées
Des usines en brique rouge à cinq étages du dix-neuvième
siècle
Que couronnent les nids de cigognes déserts.
Il y a des jouets perdus sous l’escalier du toit,
Dont je rêve parfois sur le dos de la nuit.
Quelques lambeaux du vrai papier de tenture flottent
au fond des corridors noirs de vent ;
La rampe d’escalier en acajou tendre est encore là,
Dans la maison ouverte, pillée, éventrée,
Démantelée par la guerre par l’oubli par l’exil,
Qui garde pour seul vestige
Une baignoire d’enfant trouée de balles, en zinc mangé de lèpre,
Délaissée sous les combles dans l’angle, que font le mur et
la cheminée
Aux hanches écroulées sous le velours inusable de la poussière.
DÉLIVRANCE DU SOUFFLE
NOYAU PULSANT
Le vent de nuit court entre les maisonnettes basses
aux fenêtres verrouillées.
Il envahit les corps errants dans les impasses muettes
et rompt sous les arceaux des porches en plein cintre
les longues façades jaunes et roses du calcaire :
ruches closes
peuplées de vieillards secs, pareils à des momies,
maigres abeilles en caftans d'or
usés jusqu'à l'aiguillon d'os,
et d'enfants kurdes endormis
comme troupeaux d'agneaux frisants
amassés dans la nuit qui est le ventre de l'été
sous la jeune lune de Tammouz *
p.165-166
* Tammouz : quatrième mois du calendrier hébreu.
LA DEMEURE EST LE SECRET
La demeure est le secret
dont l'exil fut la quête :
une présence errante
dans le vent du désert.
Nous pourrons revenir à la maison perdue
grâce aux paroles tues,
comblées par le silence.
Lèvres toujours en mouvement,
coupure et lien,
passage du vivant,
hiatus franchi d'un bond
entre la lettre et le souffle :
dans un cri s'enracine
le secret de la demeure, son silence est ma source….
p.212
À ceux que mon cœur aime
et dont il se souvient,
à ceux qui m’ont aimé
une fois seulement
dans ce passage étroit
entre nuit et lumière,
quelle autre voix déjà
presque muette en moi
murmure-t-elle encore
à l’oreille de personne :
« Merci, chers compagnons
des rires et des larmes,
merci, les mains tendues,
et puis : adieu, adieu – ».
(Danser vers l'abîme)
DÉLIVRANCE DU SOUFFLE
NOYAU PULSANT
Forêts d'instants fleuris en chœur sur les collines
grappes d'éternité
soudainement mûries
aux vignes de l'espace,
le temps danse immobile
dans l'intervalle obscur
d'un souffle au cœur où rient
mes syllabes de feu sur les toits chaulés de la ville.
p.165
Le mot de passe
(Un chanson écoutée dans le noir)
Que la voix de ta poésie
tantôt sanglote et tantôt rie,
même si par temps de souffrance
dans la nuit souvent elle crie :
pourvu qu’en rêvant
elle prie,
pourvu qu’à l’oreille
elle danse,
pourvu qu’au réveil
elle chante,
afin que, dans les pleurs, son sourire t’enchante...
Ma paix s’en est allée,
Mon cœur est lourd de peine,
Mon repos plus jamais
Je ne le trouverai...
Pour moi la terre entière
De fiel amer est pleine..