Mais enfin, Grace, la question n’est pas d’être en classe avec des Blancs. C’est d’avoir accès aux mêmes choses qu’eux. D’être traités pareil.
Elle considérait comme son devoir et sa responsabilité d’extraire de Grace autant de labeur qu’il en fallait pour couvrir les coûts de son séjour : une sorte de servitude implicite, aussi cruelle qu’épuisante. Dans son monde, aucune besogne n’était trop basse, aucune tâche trop lourde pour la jeune fille de treize ans.
LoLo eut la sagesse de laisser Suzette vider son sac. Elle savait ce que c’était de n’avoir personne, seulement quatre murs et Dieu pour écouter vos soucis.
- Vos hommes sont de bons maris. Ils ne vous battent pas, ils vous nourrissent, vous et vos enfants. Ils ne font pas de gosses à d’autres femmes.
La communauté tolérait ses usages parce qu’elle n’avait pas tellement le choix : les hôpitaux ségrégués et les médecins de campagne blancs auraient plus volontiers soigné une truie qu’une femme noire…
LoLo avait entendu le mot « orphelinat ». Elle n’avait pas bien compris ce que c’était, jusqu’au moment où elle s’était retrouvée devant le bâtiment blanc décrépit. Freddy et elle allaient être laissés à des inconnues, comme des articles de seconde main – comme des choses à jeter, dont il fallait se débarrasser.
C’était comme ça, avec les Blancs ; ils comptaient sur les parties du corps des Noirs – des mains pour la lessive, des dos pour labourer la terre, des seins pour nourrir leurs bébés –, mais ils ne supportaient pas les corps entiers ni les âmes qui les habitaient.
« Maintenant que tu écoutes, que les choses soient bien claires, intervint alors celle aux cheveux gris, d’une voix douce, presque gentille. Je m’appelle Mère. Elle aussi. C’est ainsi que tu nous appelleras. Tu vas arrêter de crier, car je ne tolère pas le bruit. Tu vas aller ranger tes affaires, car je ne tolère pas le désordre. Tu feras ce qu’on te dit, car c’est ce que Dieu exige de ses enfants : l’obéissance. »
LoLo resta plantée là, tremblante, sous le soleil de midi qui cuisait la vaseline dont la tante Bessie avait enduit sa peau pour lui donner un peu d’éclat. Elle coula un regard vers le bâtiment de bois peint en blanc qui se dressait, menaçant, juste derrière les épaules de la femme. Etouffant ses sanglots, elle vit la plus âgée des Mères baisser le nez vers le bébé, qui commençait à s’agiter, et le bercer légèrement. Freddy, il chouine tout le temps, songea LoLo, une bouffée de colère venant brûler sa peur. C’est à cause de lui que maman n’est plus là, et maintenant on se retrouve ici parce que la tante Bessie et M. George veulent plus l’entendre non plus.
« Allez, allez », murmura la vieille en desserrant la couverture autour de la tête et du coup du petit. Avec un rictus, mais en dévorant des yeux sa frimousse, elle continua : « Quand même, c’est mignon quand c’est petit ! On dirait un bébé singe. C’est qui le petit ouistiti ? C’est qui le petit ouistiti ? » Et toujours sans le quitter des yeux : « Tu vas prendre ce petit singe avec toi et t’arranger pour qu’il ne fasse pas de bruit. Tu es sa sœur, tu t’en occupes. »
Sur ces mots, elle fourra le bébé dans les bras de LoLo et s’éloigna dans un petit couloir. LoLo, maigre, menue, déséquilibrée par la force avec laquelle le bébé avait été poussé contre elle, recula le pied droit pour ne pas tomber, mais elle avait du mal à tenir son frère, lourd et agité dans ses petits bras. Cependant elle se garda bien de traîner ; elle suivit la femme alors que la gifle cuisait encore sa joue trempée de larmes.
C’est pas la bonne question, ma grande. La question, c’est pourquoi ça ne dérange pas les hommes de faire des bébés et de s’en aller. Le seul début de réponse que j’ai, c’est que ce n’sont pas des hommes, c’est tout.
C'était comme ça, avec les blancs; ils comptaient sur les parties du corps des Noirs - des mains pour la lessive, des dos pour labourer la terre, des seins pour nourrir leurs bébés -, mais ils ne supportaient pas que les corps entiers aient des âmes qui les habitaient. Ces âmes qui, tous les matins, devaient rassembler leurs forces fragiles pour convaincre le corps de se soumettre au labeur, encore et toujours, sans avantages ni pauses ni droit de se plaindre.