Dans la salle d'attente il découvrit un fantastique amoncellement d'autres vieilleries. Il y avait là, dans cette pièce oblongue, autant de guéridons que de champignons après la pluie. Adossé à un mur s'élevait, pareil à une vague arrêtée, un spectaculaire divan capitonné, dont les accoudoirs de palissandre avaient la forme d'un demi-luth. Trois fauteuils de tapisserie, ornés de motifs chinois, se tournaient le dos, en proie à une sorte de contrariété figée. Aux murs, entre les fenêtres étouffées par les lourdes tentures, étaient accrochées des toiles sombres, représentant des personnages à large cravate de soie blanche. Tous ces ancêtres posaient sur les mortels qui croisaient leur regard un œil suffisant et ennuyé. Un lustre à douze bras recourbés, pourvus de fausses chandelles, s'épanouissait au plafond, pareil à un dieu difforme capturé par les pinceaux d'un peintre. Ici et là, sur des pieds de porcelaine blanche, des lampes à pétrole coiffées d'abat-jour ventrus en verre poli faisaient office de lampes d'appoint et diffusaient la douce lumière que les artistes appelaient jadis un jour froid.
De Marthe, l’amour abandonné : «Je rêvais d’une autre vie avec elle, d’une vie de correspondance. Nous parlerions de tout, de rien et d’amour aussi, dans nos lettres régulières, sans jamais plus nous revoir et mon amour se fanerait avec sa vie. . Ça se terminerait ainsi : une réponse n’arriverait pas, une lettre ne serait pas lue. Cette perspective faisait ma joie. Elle était en harmonie avec mes espoirs d’aujourd’hui. Mon cœur était d’accord».
Ce vieil Abraham qui avait désormais l'âme jetée dans un corps où ne subsistaient plus que des abîmes sans rivages.
Curieusement, depuis notre départ de Paris, cette visite à mon père n'avait cessé de m'apparaître de plus en plus facultative. Simple prétexte pour passer quelques heures en compagnie de Vlad ou geste dérisoire d'une indulgence trouble, même pas coupable ? Les deux, sûrement, entre faiblesse et mansuétude, pitié et action généreuse. Car enfin, qu'allions-nous trouver une fois à Vierville-sur-Mer, dans cette maison de retraite où je l'avais fait placer quelques mois auparavant, à la suite des premières et foudroyantes atteintes de la maladie d'Alzheimer ? Le souvenir d'un homme qui, pour lui-même, n'en avait presque plus aucun ?".
L'amour comme la nostalgie, fabrique des lieux saints. C'est entendu. Je sentais cependant que ma rue d'autrefois n'était l'objet d'aucune comptabilité mélancolique. On s'était heureusement, mes petits potes et moi, tous quittés à temps avant de vieillir, à la différence de ceux de Valmondois, avant d'avoir eu l'occasion de devenir trop cons, un peu comme mes petites amoureuses de la station Max-Dormoy, charmantes pour toujours, parce que toutes ces années-là, finalement ,s'étaient passées avant que le temps ne s'en mêle.
" En les revoyant donc de près, tous ces camarades, j’avais pu me rendre compte à quel point le passé était différent de ce que je croyais me rappeler… Je le voyais assez, on ne mûrit pas. On durcit à certains endroits, on pourrit à d’autres. On ne mûrit pas."
secrètement agités de pensées fuyantes, d'interrogations suspendues, de voix qui semblaient se taire dans toutes les langues du monde, nous n'osions nous regarder les uns les autres de peur de briser l'harmonie nouvelle de cet intraduisible psaume.
Pas d'illusion là-dessus, naturellement. Il me semblait même que nous avions beaucoup plus vieilli ici que partout ailleurs dans le monde. Il y a une chanson qui dit : Such a rainy night in Georgia... Et le type qui chante ça, le genre "ça va pas fort", vous cite à chaque couplet des tas de noms d'Etats, de villes, Lord, I believe, it's rainin' all over the world... Parce qu'il pleut toujours et partout dans le monde quand ça va pas fort. Ajoutez maintenant Valmondois et riez tant qu'il vous plaira. Parce que ces petites choses, voyez-vous, aussi anodines que mortifiantes, l'air de rien, nous tiraient le portrait, à elle comme à moi. Et pas à notre avantage !
« Le malheur ne me rendait pas plus malheureux que le reste. »
« Après vingt ans, c’est fou le peu de choses qu’on a à se dire, soupira-t-elle.
-On a fait tant de bêtises…On n’ose plus récapituler. C’est ça ! »
Après tout, qu'importe où l'on vit, puisqu'il faut mourir.