Citations de Didier Desbrugères (22)
Tu vois, autrefois j'croyais que c'était le devoir des vivants de rester au chevet des morts, mais c'est le contraire. Ici, ce sont eux qui vous veillent. Je crois même qu'ils nous plaignent. Car, non seulement ils savent ce qui nous attend de l'autre côté, mais il y a pire encore, ce que la guerre a fait de nous. Tantôt du bétail qu'on conduit à l'abattoir, les jambes qui flageolent de trouille à guetter l'obus qu'est pour toi. Tu l'entends partir, il s'ramène, au bruit tu sais pour qui c'est : derrière, à gauche, à droite, puis miaule celui qui porte ton nom. Tu t'fais tout petit. Tu sais qu'tu vas être pulvérisé, ton cœur, on dirait qu'il va éclater. Ca craque, il pleut des cailloux. T'es vivant, et tu ne peux pas te l'expliquer. Tantôt, c'est ton tour d'être le boucher, tu ne te reconnais plus. Tu saignes des hommes à la baïonnette, tu as la tête pleine du tac-tac des moulins à café, l'odeur de la graisse chaude te rentre dans les narines, tu vas à l'aveugle dans les fumées, et boum-boum, ça saute, ça tombe, c'est un massacre.
Car mourir sur le champ de bataille, c'est mourir comme une bête. C'est agoniser seul, sans le réconfort d'une présence amie, avec pour entourage rien que l'effroi et la souffrance qui se disputent les ultimes lueurs de conscience. C'est supplier vainement de l'aide au milieu d'un vacarme à briser les oreilles, sans se rendre compte de l'inutilité de ses cris. C'est encore éprouver le froid glacial de la boue contre sa joue, sous son ventre, qui graduellement pénètre le corps. S'est sentir l'air se refuser à ses poumons, son sang s'écouler en emportant la vie, ce bien si précieux. C'est enfin ne déjà plus faire partie de la communauté des vivants mais espérer, contre toute raison, une illusoire faveur du destin.
N'y avait-il personne pour s'apercevoir de leurs souffrances et de la manière dont ils vivaient et mouraient, parmi ces messieurs en chapeau mordus de percées, d'offensives, de contre-attaques, tandis que, brisés, martyrs oubliés, les poilus dans leurs trous disaient : "Vivement la paix !"
Les hommes qui avaient attaqué là, sous ses yeux, et tout le long de ce plateau, étaient des rescapés de la Somme, des Eparges, de la Côte du Poivre, des Hurlus, de tous ces lieux dont les noms peuplaient les livres d'histoire. Ils avaient reçu le renfort de novices, des bleuets de la classe 17, craintifs et curieux avec des visages tout juste sortis de l'enfance. Et on les avait jetés dans cette bataille formidable, entamée à six heures et perdue à sept.
Jouant avec une branchette de houx, le regard perdu dans la friche, il se disait qu’il faudrait bien un jour se rendre à l’évidence, l’homme est identique à ce qu’il était à l’aurore de l’humanité. Il n’a accompli aucun progrès, c’est-à-dire autre que technique.
Il avait soif de reconnaissance, cette forme socialisée, a minima, de l’amour. D’aucuns la guettent dans le regard admiratif et redevable de disciples, d’autres, à l’inverse, dans la gratitude d’un maître satisfait. Certains vont au plus court et multiplient les conquêtes dans ce but unique. L’ego, tyran caché, nous manipule comme des marionnettes.
La concurrence et la compétition sont les avatars civilisés des rivalités bestiales pour l’accès aux femelles, visant à s’approprier les biens au détriment des plus faibles, leur déniant le droit d’exister, de se perpétuer.
Ses pieds glissaient sur le sol comme si les brins de gazon étaient des milliers de bras minuscules qui le portaient.
Et, puisqu'elle savait tout cela, sans doute avait-elle appris cette ultime leçon, à n'en pas douter connue également de Britov, qui est que nous mourons seuls, sans au fond avoir tenu ferme notre destin... ni nous être bien figuré les choses !
Nous nous débattons contre ce vide asphyxiant. L'agitation de nos vies donne un volume, anime, confère un semblant d'épaisseur, de forme, au néant implacable. A force de gesticulations, elle aboutit à un sentiment, ou plutôt une illusion, d'existence qui nous rend tolérable l'écoulement du temps.
L'Égalité devait être garantie pour tous les citoyens. Sans exception. Ainsi que les autres droits. (pages 31-32)
Loin de veiller sur eux comme à des rouages essentiels de l'immense mécanisme, la République les livrait à eux-mêmes. Son rêve d'une fraternité universelle et centralisée s'écroulait. (page 112)
L'étendue du territoire étourdit et sa diversité étonne. (page 9)
Les arbres s'agitaient lentement dans un murmure léger qui ressemblait à des milliers de conversations faites à voix basse.
La mort a le dernier mot. Elle emporte l'histoire d'une vie comme un souffle, la gomme. Très tôt il n'en demeure rien. " Quand la neige fond, où va le blanc ? " ; quand un être meurt, où va l'étoffe de ses jours ?
Une vision sociologique et philosophique émergeait de ses lectures acharnées : unir les habitants de Lurna grâce à un projet commun, fût-il celui de construire des digues. Là était le but suprême, dans l'apparition d'un esprit communautaire porté par une réalisation collective, dans celle d'une fierté partagée et fédérative.
Sa vie misérable écrasait son âme sous le poids d'un accablement terrible. Une promotion inexplicable, peut-être une erreur administrative, l'avait jeté sur les routes. (pages 90-91)
Sans espions, délateurs et indicateurs, un Délégué était aveugle et sourd. (page 118)
Quels apports culturels demandait un petit d'humain pour devenir un humain ? Quelles normes et valeurs partagées fondent une société ? André devait acquérir un langage et des codes sociaux pour vivre en communauté. (pages 222-223)
Sa nomination lui était tombée dessus contre toute attente. De la même manière que le départ de sa femme. (page 19)