Elea Cain

La vieille n’était certes pas commode, mais elle avait ce don de me faire retrouver le sourire chaque fois que je m’ennuyais. Par exemple, elle dissimulait toujours un paquet de friandises dans le manche de ma faux d’apprentissage lorsque j’allais encore à l’école. Si mes parents l’avaient appris, je n’aurais pas donné cher de notre peau à tous les deux. Enfin, voilà, j’appréciais Jezabel autant que les autres membres de notre famille, je ne saisissais juste rien à la plupart de ses jérémiades. Cependant, au fil des ans, j’avais appris à faire avec. Je ne cherchais pas plus loin que les syllabes qu’elle prononçait. À quoi cela aurait-il servi ? Je savais à quoi j’étais destiné, quel était le but de ma naissance. Ma vie avait déjà un sens, pourquoi en aurai-je cherché un autre ? À ce jour, si je me souvins encore de ses paroles, je ne leur donnais pas un sens pour autant.

Sa tête appuyée contre celle d’un cheval, Misha semble plongé dans un endroit qui n’appartient qu’à lui. Ma gorge se serre. Le voir si près de moi m’est si douloureux que je ne serais pas étonné de m’effondrer sur place au moindre coup de vent. J’ai dû faire un bruit, car les yeux de Misha s’ouvrent sur moi. Aussi figés l’un que l’autre, aucun de nous ne bouge, comme si un seul geste nous pousserait à nous enfuir chacun de son côté. Finalement, c’est moi qui me déplace le premier lorsqu’il se redresse en m’ouvrant les bras. J’oublie toute cette douleur qui m’étouffe et laisse ce besoin de le serrer contre moi prendre le pas sur tout le reste.
Féroce et brutale, cette étreinte est le reflet parfait de ce qui nous lie.

— Je ne veux pas que tu restes ici par loyauté, Travis. Je ne veux pas qu’un jour, tu te lèves et regrettes d’être ici, que tu te sentes obligé de te tenir à mes côtés. C’est voué à l’échec d’avance. Je veux un partenaire, pas d’une aide à domicile.
Abandonnant le confort de son torse, je relève la tête.
— Ça tombe bien, j’allais te dire de ne pas compter sur moi pour te nettoyer les fesses, riposté-je, mi-figue mi-raisin. Je vais commencer par croire que t’es comme un cactus, tu sais !
Un mouvement de sourcil est le seul indice qu’il m’écoute.
— Par moments, tu fais preuve de tendresse, le reste du temps tu me rappelles que t’es plein d’épines.

« Quand le temps viendra, tu feras de grandes choses, Than. »

Durant mon enfance, ma grand-mère me répétait sans cesse ces mots et je ne parvenais pas à comprendre ce qu’elle voulait dire par là. Qu’y avait-il de plus grand que la mort ? De plus intéressant que les âmes que nous aidions ? Ses mains griffues entourant mon visage, je ne pouvais que rester là et acquiescer d’un mouvement de tête. Ses lèvres peintes d’un rouge cerise heurtaient mon front et elle me souriait comme si je venais de lui offrir le plus beau des cadeaux. Je ne l’avouerais jamais à voix haute, pourtant derrière ce sourire bienveillant, elle m’effrayait.

Nous, les faucheuses, étions les seules à pouvoir les guider jusqu’à l’autre rive. Nous représentions un peu leur phare en pleine tempête. Nous les rassurions dès leur arrivée, les écoutions jusqu’à ce qu’enfin survienne l’acceptation de leur propre mort. Et là, seulement là, nous les guidions vers les Élysées. Jusqu’à ce qu’un jour elles puissent retrouver leur liberté. J’aurais voulu regarder la façon dont les ailes d’Anté se déployaient. Pouvoir m’abreuver de sa puissance et de cette force tranquille qu’il dégageait. Seulement, ce n’était pas pour moi. Mon rôle n’était pas de m’extasier sur le frère de Cupidon.

Voler pour leur porter secours lui était interdit. La seule chose qu’il pouvait faire pour aider ses humains accablés par leur chagrin était de leur donner une nouvelle raison de vivre. Seulement, parfois, les ailes d’Antéros ne battaient pas assez vite pour rattraper leur désespoir. Et quand cela arrivait, son cœur semblait s’effriter davantage. Comme si l’amour qui coulait dans ses veines s’étiolait.

Aux marmottes et aux petits rats, aimer.
Continuez d’aimer.
En amitié ou en amour, Les cœurs n’attendent pas la foudre pour tomber.

Qu’importe. Ce n’est pas son physique qui m’attirait. Ni son caractère. En vérité, ce n’était pas vraiment lui qui m’intéressait, plus la tâche qu’il menait. Les gestes qu’il esquissait avec grâce et fierté. Ils exsudaient force et mystère. Des mois que nos chemins se croisaient et j’étais toujours aussi captivé.

Son amour à mon acceptation. Je me noyai dans ses émotions. Dans ses sentiments qui l’assaillaient sans jamais lui octroyer le moindre répit. Tel était son destin… Être les battements qui faisaient vivre le cœur. Celui avec un grand C, bien évidemment.

J’aurais voulu être présent pour te serrer dans mes bras quand finalement tu baissais les armes. Sécher tes larmes chaque fois qu’elles ont coulé. Cela aurait signifié que j’étais présent pour toi. Comme tu l’as été pour moi.