Eva Illouz

D'un côté, le moi n'est pas responsable de sa souffrance, il est l'objet de ses parents, pour dire les choses rapidement, et n'est donc pas source d'autonomie et de volonté. De l'autre coté, quand il s'agit de changer, ce moi posséderait tout à coup une capacité à se transformer. Cette dualité est inhérente au récit psychologique même. L'injonction de changer conduit à utiliser des classifications qui "pathologisent" ce que nous sommes.

-Books n°37-

En outre, comme nous l’avons expliqué en introduction, la plupart des spécialistes de la sexualité mettent en avant le potentiel émancipateur ou transgressif engendré par l’émergence d’identités sexuelles radicales, qui sont un peu plus fluides et moins binaires. Pour notre part, nous comprenons l’automarchandisation extrême de certaines de ces identités comme une forme de force de travail néolibérale et comme un avantage différentiel sur le plan professionnel. (…) En effet, comme le rapportent de récents travaux, les personnes non binaires, queer ou présentant d’autres diversités de genre font face à de nombreuses discriminations dans bien des organisations. Sur le marché du travail, en particulier, des données de plus en plus nombreuses montrent que, bien que les entreprises mettent progressivement en place des politiques de « diversité », les personnes transgenres ont en moyenne moins de chance de trouver un emploi, que les pénalités salariales pour certaines identités sexuelles n’ont pas disparu et que l’environnement de travail n’est pas toujours accueillant, puisque certaines personnes peuvent être poussées à se conformer à des normes de genre binaires. (p. 124)

Cela ne signifie pas que le capital sexuel néolibéral fonctionne de la même façon pour les hommes et les femmes. Néanmoins, même si certaines pratiques associées à l’accumulation de capital sexuel semblent divisées par genre (les fêtes sexuelles pour les élites masculines de la Silicon Valley, les relations polyamoureuses pour les femmes et leurs partenaires), cela ne change pas le schéma fondamental : les expériences sexuelles au sein de la sphère privée se rendent utile dans la sphère de la production, non sous la forme de travail du sexe, mais dans un cadre professionnel parfaitement « normal ». (p. 71-72)

Contrairement à l’intellectuel du XIXe siècle, qui pouvait critiquer le capitalisme en se situant hors de son atteinte, le critique contemporain n’a que rarement la possibilité de s’exprimer en dehors du monde des institutions et des organisations capitalistes. Cela ne signifie pas que nous devions nous résigner à accepter la domination du capitalisme sur toutes les sphères sociales. Mais cela implique que nous développions des stratégies d’interprétations aussi rusées que les forces du marché auxquelles nous voulons nous opposer. La force d’une critique se fonde sur une connaissance intime de son objet.

Ces industries ont géré le moi, ont géré la personne en termes d'image" explique Eva Illouz, "ce sont les industries de la mode, du cinéma, de la télévision, des cosmétiques... Elles ont transformé le corps en unité visuelle séduisante et attirante, pour créer des marchés de masse. Le corps de la femme devient alors une unité monnayable, exploitable. C'est un nouveau capitalisme.

Parce que la souffrance est l'irruption de l'irrationnel dans la vie quotidienne, elle exige une explication rationnelle.

Rien n'est plus suspect que l'affirmation d'une transparence totale.

Ivan Krastev

Nous vivons une transformation du désir parce qu'il n'est plus animé par la rareté, mais en situation permanente d'abondance. Comment aime-t-on quand on a le sentiment que quelqu'un de mieux peut surgir à tout moment, quand les échantillons du choix s'élargissent, quand la longévité fait que l'on demeure sur le marché sexuel jusqu'à un âge avancé ? Pour toutes ces raisons, l'amour n'a plus la force morale qu'il avait lorsque la figure de l'individu était en gestation.

-Page des Libraires n°156-

Les écrivains reconnus sur le plan littéraire apparaissent moins souvent dans les classements et y restent moins longtemps. Ce qui apparaît dans la catégorie des best-sellers s'écarte de plus en plus de ce que les critiques répertorient comme des oeuvres de valeur sur le plan esthétique.
La divergence croissante entre le champ économique et le champ culturel est, en d'autres termes, elle-même un effet du processus de marchandisation.

Le bonheur est-il cet objectif suprême que nous devrions tous nous efforcer d'atteindre ? Peut-être. Cela n'empêche en rien de garder une distance critique par rapport au discours tenu par les prosélytites de la science du bonheur.

Introduction, p. 16