Les sentiments, comme motifs de l'action de l'individu et de sa relation à autrui, constituent un domaine propice à l'analyse sociologique. le développement du capitalisme dans l'Amérique du XXe siècle s'est accompagné de la popularisation d'une certaine conception de la psychanalyse qui en a conditionné de multiples aspects, notamment par le brouillage de la distinction entre sphère publique et sphère privée. Voici en deux phrases les thèses défendues dans cet essai, qui pourrait porter le sous-titre : « Une sociologie de la psychanalyse américaine ».
Il se compose de trois longs chapitres relativement indépendants l'un de l'autre. le Ier, « La genèse d'Homo Sentimentalis », après une prémisse sur la variable ignorée des sentiments dans la pensée de plusieurs sociologues et philosophes politiques, dont Marx avec son concept d'aliénation, montre comment les cinq conférences prononcées par
Freud à la Clark University d'après son essai :
Psychopathologie de la vie quotidienne, vont avoir un succès extraordinaire dans la culture savante, la culture populaire, bref l'imaginaire américains. Vont en être influencés de façon déterminante en particulier : l'organisation de l'entreprise, avec les théories du management d'Elton Mayo, les relations humaines dans leur ensemble, avec le surgissement d'une « éthique communicationnelle » et la parution d'une pléthore de manuels de développement personnel et de « techniques d'écoute active », et enfin le champ de l'intime et de la vie familiale, trouvant dans le féminisme un allié objectif vers la prise en compte des émotions, l'émancipation et la réalisation du « vrai soi ».
Le IIe chapitre « Souffrance, champs émotionnels et capital émotionnel », à partir de la prémisse culturelle américaine (protestante et victorienne) du « self-help », à savoir la conception de la responsabilité individuelle dans la réalisation de son propre bonheur – nous sommes donc déjà bien loin de
Freud..., explore certaines conséquences économiques de cette « psychologisation » de la société américaine. Mais il lui fallait deux conditions préalables : le « récit de la réalisation de soi » - cf.
Abraham Maslow et
Carl Rogers, et la généralisation d'un récit de la souffrance. Ce récit comporte à la fois de la culpabilisation : qu'un modèle d'une vie qui ne soit pas « pleinement réalisée » constitue un « comportement malsain »/« pathologique »/« inadapté »/« dysfonctionnel », et une voie salvifique qui consiste en l'effort et l'investissement dans le « self-help ». La dialectique souffrance-self-help, fondement d'un « récit thérapeutique » voire d'un « éthos thérapeutique », a généré une manne pour des pans entiers de l'économie, sous forme de psychothérapies, groupes de soutien, industrie du spectacle, de l'édition, politiques publiques et action sociale et enfin industrie pharmaceutique, à travers l'essor du marché de la santé mentale par le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder). Il a aussi provoqué une certaine « démocratie de la douleur » : « Tout le monde n'est peut-être pas riche et célèbre mais tout le monde a souffert. » (
Robert Hugues, cit. p. 106). Enfin, la conceptualisation de l'« Intelligence émotionnelle » a eu de formidables répercussions en marketing et dans les politiques de recrutement des entreprises.
Le IIIe chapitre, « Réseaux amoureux », est une sorte de monographie concernant les sites de rencontres amoureuses sur Internet, les raisons de la déception généralement éprouvée lorsque la rencontre cesse d'être virtuelle, raisons basées sur la nécessité technique de la « présentation du soi ontologique » et sur la frustration générée par l'impossible rationalisation du sentiment amoureux.
Il manque entièrement à cet essai une partie complémentaire qui aurait exploré la manière dont le capitalisme a influencé les émotions – et c'était sans doute précisément ce que je recherchais.