D’une fascinante luminosité, un très grand roman pour saisir en entomologiste éclairé le vacillement qui sépare peut-être de justesse les civilisations confortables et les âges farouches
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/08/25/note-de-lecture-farouches-fanny-taillandier/
Tout commence ici très simplement en apparence : Baya et Jean, couple de cadres supérieurs indépendants, sont confortablement installés dans une villa oscillant entre le très coquet et le doucement luxueux, sur les hauts côtiers à proximité de Liguria, capitale portuaire de cette belle région du même nom, s’étendant de Marseille à Gênes, à l’heure où l’Europe des États-Nations que nous connaissons encore a cédé la place à une fédération de grandes régions, redessinées le cas échéant en fonction de la géographie a priori indiscutable et de l’histoire la plus consensuelle possible. Une nouvelle voisine, un rien étrange, s’est invitée spontanément dans leur piscine et sur leur terrasse, la politesse normale et le sens des relations humaines de proximité les conduisent tout naturellement à l’inviter à prendre l’apéritif.
Mais, alors que tout ne demanderait sans doute qu’à cheminer dans cette atmosphère de luxe, de calme et de volupté bien méritée par les héros ordinaires de la société post-industrielle de consommation, peut-être qu’en réalité les choses ne sont pas si simples, et que quelque chose, sourdement, résiste, s’infiltre et mine, pour qui ouvre encore un peu les yeux (et les oreilles). Alors que Jean, habile entrepreneur de climatisation, voit ses affaires prospérer et son savoir-faire demandé en urgence par le principal centre commercial de Liguria dont la grande verrière se transforme toujours davantage en plaque de four, des règlements de compte par balles impliquant le milieu international et certaines bandes des cités avoisinantes viennent lui rappeler, obsessionnellement, un passé peut-être pas si lointain. Lorsque Baya, juriste spécialisée dans les litiges immobiliers, est confrontée aux baguenaudages destructeurs d’une curieuse harde de sangliers de moins en moins timides, les édiles locaux la renvoient à leur absence de pouvoir et au caractère après tout assez usuel de ces dites nuisances, tandis que les voisines et voisins, solidaires en apparence, ne semblent guère pressés de soutenir son action. Quels sont ces bizarres rouages qui semblent vouloir se gripper au petit paradis des nantis liguriens ?
Publié en août 2021 au Seuil, le quatrième roman de Fanny Taillandier, « Farouches », est d’une traîtrise absolument lumineuse et passionnante. Poursuivant discrètement le travail de géopolitique locale de l’habitat intime qui hantait « Les états et empires du lotissement Grand Siècle » (2016), dont la présence fantasmagorique, ici, des Ligures d’avant la conquête romaine, fournit comme un subtil contrepoint aux archéologues nomades du futur qui examinaient l’objet socio-politique du lotissement péri-urbain, et dont le questionnement, déjà, du fantasme autarcique irrigue le présent roman, c’est sans doute avant tout en construisant une résonance élaborée et ravageuse pour étudier de près le vacillement qui précède la chute des civilisations matérielles que « Farouches » peut en effet porter fièrement le sous-titre de « Empires, 2 » à la suite du « Empires, 1 » centré sur le 11 septembre 2001 que proposait « Par les écrans du monde » (2018). Sous les coups de boutoir de sangliers potentiellement mutants (ou fantastiques) qui incarnent bien davantage qu’eux-mêmes, à l’instar de ceux du « Guerre aux humains » (2004) de Wu Ming 2, les certitudes socio-politiques, esthétiques et économiques de l’entre-soi organisé de l’Occident contemporain, assis sur son individualisme forcené et sur sa superficialité confortable, révèlent volontiers toute leur fragilité, et se montrent ici telles qu’elles sont : beaucoup moins éloignées qu’on ne le croirait – et pouvant peut-être bien y retourner en quelques battements de chaleur – des « âges farouches » chers au fils de Crao. Et c’est par cette patiente construction métaphorique, baignée de lumière et de blancheur immaculée, de vins frais et de nappes assorties, avant le déluge, que Fanny Taillandier nous offre décidément un très grand roman.
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