Ça commence comme ça. Un jour comme un autre, la tasse de café fumante à portée de main, vous avez un nouveau message dans votre boîte de réception. Idil, puisque c'est elle, vous propose la lecture d'un ouvrage dont elle regrette le peu de publicité et sur lequel elle semble attendre vos mots comme d'autres les bons offices d'un tailleur méritant. Il y a dans son invite quelque chose de gourmand et de comminatoire à la fois qui vous intrigue. Et comme vous l'avez entraînée un peu malgré elle dans une lecture qui n'aura pas eu l'heur de l'enchanter complètement, vous vous résolvez, amusée, à relever le gant. C'est ainsi que La Partition est entrée dans votre vie.
José Medir souffre d'hyperacousie. Comprenez qu'il entend chaque son, chaque trépidation, chaque vibration comme si elle devait prendre une importance singulière. Que chaque murmure, chaque onde à peine émise lui parvient au coeur du cerveau à la manière d'un impératif. Et que ces perceptions inouïes dessinent en lui un chaos sonore fait de superpositions successives, d'échos n'en finissant pas de se répondre et de mourir, auquel pas une de ses cellules n'est dispensée de rendre des comptes. Sa vie est un enfer insensé et tonitruant qui prend des allures dantesques lorsque, en sus de tout cela, se déploie la migraine. Car alors, ce sont des vagues de couleurs ou de formes, des hallucinations sonores ressemblant à des prémonitions, l'abolition des frontières de temps et d'espace en un remugle informe, un vertige au sein duquel l'existence de José n'est condensée que dans la douleur qui le transperce, une digestion du monde dont procèdent et où se perdent ses sens monstrueusement exacerbés. Déchainement absurde d'une tempête intérieure mettant bas tout repère. Vous compatissez d'autant de que tout ceci vous est très familier.
Doté d'une oreille absolue, de quelques talents en composition, José espère alternativement trouver son salut dans le silence ou dans l'orchestration qui domestiquerait cette violence, lui donnerait une perspective, transformerait ces bruits obsédant en musique. Parfois, dans la compagnie de ceux qu'il aime, il s'apaise au contact de leurs bruits, de la vibration particulière qu'émet leur corps au bercement duquel il peut alors s'apaiser, sombrer. Ainsi de Julia, la jeune femme dont il partage la vie.
Quelque part en Espagne, dans un temps indéterminé mais pas si lointain, voici donc José, professeur de piano pour quelques heures et quelques sous, ruiné par un père désormais défunt, écorché vif sans grandes perspectives ni grands desseins.
Vous voilà prête. L'incipit à présent : « Sans son extrême sensibilité aux bruits, José Medir n'aurait pas été pris dans les filets de Ricardo Nubla. En réalité, tous les événements de sa vie avaient été déterminés par un sentiment d'impuissance face au chaos sonore qui l'environnait. Et Ricardo Nubla n'était qu'un élément de cette réalité hostile qu'il avait tenté sans succès de considérer comme de la musique. »
Parfois, les notations musicales sont comparées dans ce livre à une toile d'araignée. L'image vaut pour l'ensemble du roman et le dispositif qu'il tisse autour de la mouche que vous êtes. En deux lignes, vous avez tout. José et Nubla. le pacte faustien qui les liera et la raison fondamentale qui y présidera. Ambitionner de faire du chaos de la musique.
La mise en place se fait in medias res : José se dirige vers la maison des Broch où il donne ses cours et trouve une chambre silencieuse dans laquelle se reprendre et composer un peu. Arrivé aux abords de la propriété, il se fait sauvagement mordre à la main par Néron, le chien de la famille. Néron l'incendiaire. Cela comptera et inscrit déjà sa petite musique dans votre inconscient de lectrice.
Mais ne vous laissez pas emporter dès à présent par ces chants tentateurs, restez donc encore un peu dans la rationalité des faits avérés et l'exposition objective de la situation. José donne des cours de musique aux filles Broch. Leur mère, Greta, fait des recherches sur un compositeur contemporain de Bach qui serait parvenu à transcrire l'ensemble des sons en musique. Leur père, Ernesto, est dangereusement ombrageux. Autoritaire, alcoolique, joueur et, partant, en phase de ruiner les siens.
Et Nubla ? C'est le directeur du Conservatoire où José a fait ses études. Un homme dont il n'avait pas compris le pouvoir avant d'entendre pour la première fois « la voix modulée, charnelle et riche de secrètes vibrations ». A l'entendre, José sait que Nubla est bien cet homme à la morale peu sûre, aux intentions secrètes et efficaces, cet homme dont le réseau d'influence dépasse de très loin le seul conservatoire pour tisser sa toile dans les larges cercles de chefs d'orchestre, interprètes mondialement reconnus, compositeurs de renommée internationale. Aujourd'hui gérant de l'Auditorium de la ville, Nubla en fait la programmation, fait et défait les réputations, les places dans les choeurs. Dans le petit monde de la musique, Nubla est un redoutable démiurge.
Il semblerait qu'il s'attache pour le moment à Irene, une amie d'enfance de José dont la beauté physique complète admirablement la voix idéale. Irene est la perfection faite femme, la perfection faite son. Et lorsque José la revoit après des années, dans l'ombre menaçante de Nubla qui peut tout, elle mène une carrière prometteuse de soliste. Ca ne durera pas.
Irene a pour frère Gregorio, le meilleur ami de José dont ce dernier n'a pourtant plus de nouvelles depuis deux ans. Silence inquiétant et énigmatique. Acculée, Irene ne voudra jamais rien dire. Il serait en voyage. Il serait indisponible. Il ne voudrait voir personne. Silence, obscurité et mystère.
Voilà, le paysage se dessine et vous êtes prise dans ses lignes. Reste le pacte. Nubla convoque José et, manifestant une connaissance quasi surnaturelle de sa situation financière, sentimentale, de chacune de ses habitudes. Omniscient. Ce serait facile de résister, rien n'est encore lié. Mais Nubla est un être magnétique. Puissant et déterminé.
« Il s'agit de composer une oeuvre, déclara-t-il. Mais pas n'importe quelle oeuvre, bien sûr, plutôt une sorte de portrait musical. » José n'est pas sûr de comprendre mais décèle derrière la commande une faiblesse de Nubla. C'est ce qui le perdra : cette aspiration à se confronter à la puissance magistrale pour en exhiber la fêlure. Reste que nous n'y sommes pas. Pour le moment, il s'agit d'expliciter. « Je crois que tu n'as pas compris. Il ne s'agit pas de simple représentation. Je parle de l'âme des choses. Je parle d'exprimer l'âme d'un être à travers la musique. – C'est très parlant, dit José. C'est là la prétention de tout musicien. – Tu ne comprends toujours pas. Je parle de mémoire et d'immortalité. La musique et ses rythmes sont le squelette même de la mémoire. Si quelqu'un avait assez de clairvoyance et de talent pour appréhender le rythme d'un être et le transformer en harmonie, il transformerait cet être en musique. »
Et voilà. C'est scellé. Chercher à rendre l'être de Nubla dans une composition qui le saisisse et lui confère une immortalité. Faire s'abolir le temps, l'espace et les limites du corps pour rendre l'être dans l'harmonie d'une phrase musicale l'essentialisant. le défi a trop à voir avec les hallucinations de José dans les moments où l'hyperacousie le martyrise, va trop chercher du côté du pouvoir et de la transfiguration du périssable en éternité pour que José veuille même s'y opposer. Sa résistance sera d'un autre ordre. Durant tout le temps où Nubla le contraindra à composer, José cherchera à honorer le contrat au plus près de sa vérité, quoi que celle-ci expose de médiocre ou d'honteux chez son commanditaire. La vérité n'a rien d'une hagiographie.
Les semaines passent. le roman tisse sa toile autour de José. Les personnes dont il est proche subissent l'influence maléfique de Nubla sans qu'il soit jamais possible de réduire leurs attitudes à cette seule présence. Impalpable, obstinée, la volonté de Nubla orchestre le monde de José, transformant Julia, Irene et les autres en utilités, souillant leur être au nom d'anciennes douleurs, faisant de leur présent des réminiscences qui ne concernent que lui. Par quels ressorts est animé ce marionnettiste virtuose ? Voilà la question à laquelle José est sommé de répondre. Dans une urgence scandée par le rythme des catastrophes et des ravages qui s'additionnent. Dans le sacrifice tragique et mirobolant de tout ce qui n'est pas l'avènement de cette composition.
C'est donc une enquête que La Partition, une course effrénée dans un labyrinthe dont les parois sont faites de passé et de présent, de chair à vif. Ponctuée d'incendies, de rendez-vous au milieu de la nuit, de péripéties incessantes, de révélations aux conséquences sanglantes, c'est une fresque très cinématographique, hallucinante et dangereuse qui obsède le lecteur et ne le lâche pas.
« Il reprit son travail en redoublant de courage. Il posa à nouveau ses doigts sur les touches de piano et, très doucement, comme s'il craignait que les sons puissent se retourner une nouvelle fois contre lui, il pénétra dans le labyrinthe tissé par cette phrase inconsciente dans laquelle il devinait déjà le souffle de Nubla. Sa propre notion de la course du temps changea et, en un certain point, il eut l'impression que son existence à Punta Negra s'écoulait du futur vers le passé comme si ses actes, ainsi que la musique qu'il écrivait, n'étaient que des fragments arrachés à un temps parfaitement immuable. (…) car chaque note renfermait en elle la semence du moment où elle avait été écrite et ces moments-là continueraient à croître à l'intérieur de lui comme les plantes d'un jardin sauvage, jusqu'à ce qu'il ait terminé sa composition. »
Dans certaines lectures, on devine les amis qui s'en enchanteront. Vous pouvez tous lire la Partition, bien entendu. Mais sans doute Chrystèle, Caroline, Sandrine, Nico, Doriane, ce cher Pat y seront emportés plus que quiconque. Berni, s'il accepte le sort tragique des quelques héroïnes de ce sombre roman, pourra s'y perdre aussi. Anna ? Anna, peut-être, enfiévrée alors par la composition du livre, l'envie de surplomber enfin ces vagues puissantes de désir et de mort, d'en tirer quelque chose qui fasse sens. Attention toutefois, pour Anna et Nico au moins, il y a des chiens. Et des combats.
Voilà, vous avez répondu à l'appel d'Idil. Après vous y être perdue, entraînée par la puissante attraction de ses phrases et de son rythme, être un peu agacée parfois par le systématisme de certains de ses procédés, vous avez livré ici quelque chose en hommage à ce roman brillant et habile qui, vous l'espérez, trouvera grâce à ces quelques mots, de nouveaux lecteurs à hanter.
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