Vous connaissez certainement Francis Berthelot.
Et si ce n'est pas le cas, il serait plus que temps de rattraper ce retard.
L'auteur multi-primé du Rivages des Intouchables n'avait plus rien écrit — à l'exception d'une nouvelle — depuis 2015 et la conclusion de son cycle monumental du Rêve du Démiurge, récemment réédité en intégrale chez Dystopia.
C'est justement avec cette dernière maison d'édition que Francis décide de remettre le couvert une ultime fois (?) avec un ouvrage bien particulier au titre truculent : Auto-Uchronia ou Fugue en Zut mineur.
Mais que cache cet étrange petit objet délicieusement illustré par Stéphane Perger ?
Quand la fiction dépasse la réalité
Sorte d'exercice de style en bonne et dur forme, Auto-Uchronia se scinde en deux parties bien distinctes.
La première raconte l'histoire d'un certain Francis Berthelot né à Paris en juillet 1946, second fils d'une famille scientifique et qui va peu à peu s'éveiller à l'amour de la littérature, de la musique…et des corps masculins. La seconde partie imagine un jour fatidique de 1965 où tout bascule, une rencontre un peu au hasard dans une librairie et un choix qui va conduire Francis à devenir un autre… à moins qu'il ne (re)devienne lui-même.
Vous l'aurez compris, Auto-Uchronia, comme son nom l'indique malicieusement, est une uchronie autobiographique. Ou peu s'en faut.
Francis Berthelot, dans notre monde, prend la route tracée par ses parents et son grand frère, faite de grandes écoles et de CNRS avant de s'illustrer dans les mondes imaginaires que nous connaissons.
Dans Auto-Uchronia, les choses vont prendre un chemin différent, illustrant à merveille que nos existences sont parsemées de noeuds d'où certains fils vont partir dans des directions opposées.
On pense bien sûr à Mes Vrais Enfants de Jo Walton dans cette façon d'importer l'uchronie à l'échelle d'une vie, sur une simple réponse à une question posée par un autre. Pourtant, le but de Francis Berthelot n'est pas ici de changer la face du monde qui l'entoure mais d'imaginer ce qu'aurait été sa vie s'il avait emprunté une voie différente.
Qui, au fond, n'a jamais rêvé d'arpenter les infinies possibilités de sa vie passée ?
Bien sûr, tout n'est pas exact, même dans la première partie.
Des noms glissent, des fantasmes s'immiscent. Mais qu'importe finalement, l'expérience est là, celle, toute personnelle, d'un auteur qui regarde son enfance et sa jeunesse pour en tirer des moments marquants.
On découvre ainsi le petit Francis Berthelot et les mythes familiaux qui irriguent sa jeunesse et son éducation, l'ombre fraternelle qui le pousse toujours plus haut même contre son gré, les résolutions forgées dans le secret des traumatismes passés sous silence.
Avec une poésie immédiate et une écriture déliée, sublime, Francis Berthelot se dévoile pour nous, nous dit ses peurs et ses bonheurs.
Mais autre chose, forcément, va venir marqué ce récit…
Aimer les hommes, en silence
Ce qui va venir jouer un rôle prépondérant dans cette autobiographie floutée, c'est la découverte et la prise de conscience de Francis Berthelot d'une sexualité taboue à l'époque : l'homosexualité.
Dès lors, l'auteur français raconte avec pudeur et justesse le parcours d'un homme qui doit apprendre par lui-même et n'ose pas montrer à sa famille ce qu'il est vraiment. Auto-Uchronia explore un passage à l'âge adulte à travers le prisme d'une sexualité considérée comme déviante dans cette France-là. Surtout quand, en plus, on aime bien un peu de sado-masochisme pour pimenter ses ébats.
On comprend ainsi que la duperie envers les proches est double : Francis aime les lettres et pas tant les chiffres, fantasme des hommes quand on pense qu'il aime les femmes. L'apprentissage et le cheminement se fait seul ou presque, émaillé de rencontres qui vont petit à petit apprendre à notre héros de rien qu'il faut être un tout pour devenir adulte.
En dérapant dans une seconde partie encore plus émouvante, Francis Berthelot se perd dans un doux fantasme, du genre où le prince vient vous sauver malgré ses habits de gueux. Tant qu'il a la charpente après tout…
Martial, sauveur lettré et ancien gigolo, prend une immense place dans le coeur de l'auteur comme du lecteur, dévoile la difficulté terrible à être homosexuel et à l'assumer en ces temps obscurs.
Voilà pourtant que la beauté triomphe, que la liberté s'offre à tous et que Francis s'invente un double lui, en blond à barbiche, libraire avant chercheur, sur une autre route qui le mène à une autre existence, là-bas, au loin, perdue entre une plage sous acide et un libraire qui aime les merles.
Fausse autobiographie et véritable uchronie, Auto-Uchronia est un livre du beau qui dit le laid, trouvant le courage d'assumer ce qu'on voulait faire disparaître. Francis Berthelot offre quelque chose de sincère et de touchant, sorte de somme de ce qu'il est, de ce qu'il a été et de ce qu'il sera toujours : un écrivain-poète épris de tolérance et de liberté.
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