A ce que je me suis laissé dire, les réactions d’alors étaient pareilles à celles d’aujourd’hui à propos des migrants : si une partie des citoyens leur tendait la main, la majorité craignait d’être par eux dépossédée, elle préférait les laisser crever plutôt que de risquer les entendre mugir et les voir venir jusque dans nos bras, etc.
En attendant le (tram) C et en mordant dans le pan bagnat que j'avais pris au kiosque, j'ai vu la pub pour le casino, affichée en 4 par 3 sur le parking. Le succès était promis. Il suffisait de mettre des pièces dans des bandits manchots, d'actionner la manette et d'empocher ses gains. J'avais oublié qu'une autorisation d'implanter un casino à Bordeaux avait bel et bien été accordée. Une commission avait été réunie, ses membres avaient réfléchi et ils étaient tombés d'accord... Très vite, un casino avait poussé là, mais pas dans les quartiers huppés de la ville, non, à deux pas de la cité des Aubiers... C'était bien vu. Depuis, chaque jour, toute une armée de misérables venait docilement y restituer son RSA.
Je me suis installé dans le salon avec un tas d'exemplaires de Sud Ouest piochés dans les piles de mes années passées à Limoges. J'ai pensé qu'il serait amusant de lire les infos en décalé, avec du recul. C'est dire à quel point je m'emmerdais. (..)
Je m'attardais sur les pages "Sports". Pour les photos, surtout. Mais elles étaient en majeure partie consacrées au football, la discipline qui suscite chez moi le moins d'intérêt, parce que pratiquée par des millionnaires coiffés comme des pubis, se comportant en bonobos pour peu qu'ils parviennent à accrocher une bûchette au tableau d'affichage.
Des forums de discussion avaient été ouverts sur Internet. Et comme dans la plupart des forums, ça avait vite tourné à l’avantage des corbeaux. Incroyables, les horreurs que ces tocards balançaient. Des seaux de bile, du jus de cerveaux malades. Ils étaient sous pseudo le plus souvent, hors sujet huit fois sur dix… mais à l’aise toujours. Au temps de nos parents, un envoi anonyme, ça prenait du temps. Fallait découper les lettres, les coller sur une feuille, mettre sous une enveloppe et l’expédier à la nuit tombée. Aujourd’hui, avec le Net, ça prend dix secondes, c’est du velours. Un progrès technologique à la portée d’individus manifestement pas trop à cheval sur les règles de l’orthographe. Même un bac -3 comme moi voit bien les lacunes.
Et si nos chers adeptes de « la théorie du complot », toujours plus nombreux, avaient raison, si vraiment la société était régie par des organisations secrètes à pyramides, alors c’était vachement bien foutu parce que ça ne se voyait pas au premier coup d’œil.
J’ai laissé tomber quand, barrière de Toulouse, accoudés au comptoir du Castagnet, nous nous sommes retrouvés devant deux pastis. Tout près de nous, un habitué bien touché proposait ses solutions pour une société plus juste. A ce que je pouvais entendre, ça tenait la route, à condition de savoir manier l’explosif. Plus loin, d’autres cherchaient comme lui à changer le cours des choses, mais ils comptaient davantage sur les jeux de grattage ou sur le PMU. Personne ne regardait la télé mais elle ne se démontait pas pour autant, elle continuait de déverser sa névrose.
J'ai demandé un Marlboro light et un briquet Bic. On m'a donné le tout et j'ai tiqué grave. J'avais oublié le coup des paquets neutres, des images choquantes et des avertissements... Là, je tombais sur "Fumer bouche les artères et provoque des crises cardiaques et des attaques cérébrales" avec pour preuve la photo d'une opération à coeur ouvert, bien sanglante. Le buraliste, un chauve avec un crâne comique, a capté mon flottement. Il m'a dit:
_ Autrement, j'ai "fumer peut entraîner une mort lente et douloureuse" qui est bien aussi.
Sa thèse était la suivante : la fortune du premier se nourrit du savoir-faire du second. Sans lui, quelle clientèle ? Qui aurait l'idée de se couvrir sans le risque de se faire carotter ? En retour, grâce à l'assureur, le voyou travaille dans la sérénité. Sa mauvaise conscience campe dehors puisque du coupé sport aux grands millésimes en passant par la joncaille, tout ce qui est déclaré est remboursé.
J’avais vécu seul. À l’exception des rencontres tarifées, je n’avais plus fréquenté de femmes. Malgré cela, chez moi, je m’astreignais à une certaine discipline : le ménage et le lit étaient faits une fois par semaine ; mon linge tournait chaque samedi dans une machine à 60° ; je triais mes déchets ; je ne pissais pas dans le lavabo ; je ne mangeais pas mon cassoulet directement dans sa boîte… J’avais mes élégances.
Il y avait quelque chose de rassurant à voir une véritable foule déambuler dans les rues piétonnes, au cœur de la journée, pendant les heures de travail, alors que la patrie réclamait toujours plus de sacrifices pour combler son déficit. Et si nos chers adeptes de « la théorie du complot », toujours plus nombreux, avaient raison, si vraiment la société était régie par des organisations secrètes à pyramides, alors c’était vachement bien foutu parce que ça ne se voyait pas au premier coup d’œil. Et ça n’empêchait pas les gens de glander.