L'odeur de pavé mouillé montait jusqu'à ses narines, un mélange indéfini de villes et d'humus, comme un message adressé aux humains pour qu'ils n'oublient pas la part de fin contenue dans chaque instant de vie.
( p.55)
-Le Général
-Ha ha ha, petite cervelle sans logique ! Qu'est-ce que tu sais de la vie ? C'est la guerre qui nous conduit. La loi sanglante, noble et virile. La vraie loi.
- L'amour! Le bel amour.Cet amour-
là qui fait les enfants.Qui entraîne le monde.C'est pour ça qu'il tourne, et que demain il sera beau.
( p.236)
"Petite, tu verras comme on navigue. On passe notre temps à partir et revenir, comme ce paquebot, le Ville d'Alger, si beau, si blanc... Il glisse droit devant, traverse, retraverse le fleuve intérieur. Cette mousse bleue et blanche sous la proue, c'est le ventre de la mer qui s'ouvre... Tu verras, tu verras !
Tu sais, chaque exilé possède là-bas un autre lui-même, un être qui parfois l'appelle, lui parle pendant des heures, et tous les deux pleurent, bras tendus au-dessus de la mer. Souvent ils n'arrivent pas à s'accorder. Leurs tonalités se déchirent et ce duo les fait souffrir très fort..."
Janine
Elle ouvre son sac, où se trouve un certain cliché dont elle ne se sépare jamais.Dans ce magnifique sourire, elle le retrouve chaque fois.C'est lui, bien lui qui lui ouvre les portes du monde.Il est son pain, son souffle vital.Cette photo, elle y retourne sans cesse pour se donner du courage.
( p.200)
( 1956)
Il avait demandé si elle allait à la messe, et elle avait ri de toutes ses fossettes :
" La messe ! Quelle idée !"
Il l'avait déjà rencontrée une ou deux fois dans les réunions du Parti, mais jamais en-tête à tête. Il ne savait pas grand-chose sur elle.La rumeur la disait fille d'un militant éprouvé, rien à voir avec son propre parcours.
(...)
" Comment est-ce possible ? Vous n'allez pas vous confesser ?"
En écho à son ironie, il lisait dans ses yeux une flamme inconnue, alors il avait renchéri :
" Nous sommes dimanche.Ma tante est à la messe, ma cousine est à la messe, la femme du notaire est à la messe...
Même les gitanes vont à la messe à cette heure, il me semble. "
Elle avait éclaté de rire:
- Bon, j'avoue.Je suis communiste, et donc tout sauf convenable...
( p.56)
Victor
Ainsi, l' incitation à la trêve civile n'avait suscité chez les ultras que la haine la plus noire.Un constat consternant pour celui (* Albert Camus) qui ne craignait rien tant que la violence et les souffrances affligées aux faibles, et qui avait dû fuir son pays sous les injures et les menaces de mort.Depuis l'autre rive de la Méditerranée, il assistait à ce qu'il redoutait par-dessus tout, une guerre civile où, dans les deux camps, l'atrocité était reine.
( p.34)
Une fois dans la voiture, je trouvai deux mandarines au fond de mon manteau. Au premier feu rouge, j’eus le temps d’en éplucher une et de commencer à la manger. Au moment où je redémarrais, je me fis griller par une voiture surgie je ne sais d’où. Une cinq portes de chez Peugeot. Même marque, même modèle, teinte tangerine comme la mienne, avec au volant un type un peu dans mon genre. Intrigué, j’écrasai le champignon et, au feu suivant, je me plaçai en double file à sa hauteur pour dévisager l’inconnu : tenez-vous bien, c’était moi. Oui, le type au volant, avec ses cheveux bruns dans le cou, sa barbe de trois jours, son nez droit, sa fossette au menton, bref, le type qui conduisait la même voiture que moi était moi.
Laury
Victor est vivant, Victor est vivant, j'avais hâte de l'annoncer à ma mère ! Je l'ai crié sur le chemin, dans la cour, je l'ai hurlé aux gens, aux oiseaux, aux acacias, aux eucalyptus, au ravin, au marécage, au train qui passait, je l'ai balancé dans l'escalier, et je l'ai même tambouriné à la porte de Fadila.
( p.229)
" Vous verrez, dit ma mère, Pedro est un type formidable, un grand syndicaliste. "
À entendre ce miel dans sa voix, on dirait qu'il s'agit d'un saint.Un saint communiste, ce serait bien le premier.
( p.117)
À travers ses passions, il avait la sensation de vivre plusieurs existences, et il aimait ça. C'était exaltant, et si douloureux parfois. En maître de l'échiquier, il déterminait le sort de chaque pièce, tout en respectant la règle du jeu et puis tac, soudain, un personnage se rebellait. Contraint de faire demi-tour, il tournait le dos à la voie prévue. À lui plus tard de recoller les morceaux, au fil de l'inspiration. Un voyage qui pouvait mener au cul-de-sac, et tout était à revoir. À trop vouloir torturer le cerveau, on en ressortait parfois épuisé du voyage.