Ne pas aimer la vie, c'est un sacré luxe, il faut être riche pour se le permettre, et c'était tout à fait en dehors de nos moyens.
Il y a les radeaux de migrants et il y a les tours d'immigrés, ceux-ci ne doivent pas atteindre la terre française, la terre promise, ils sont les insulaires de la France et de la République : ils ont encore une Méditerranée à traverser, une Méditerranée qui n'est pas d'eau mais de préventions et de préjugés, les leurs comme les nôtres, dans laquelle d'une autre façon ils se noient ou sont noyés, sous nos yeux.
Être de trop, nous savions ce que c'était. On n'avait pas notre pareil pour détecter ça. C'était comme si le dégoût que nous inspirions aux autres par ce que je ne sais pas, car au fond qu'avions-nous de si bizarre, puisque nous n'avions rien ? montait à nos propres narines, nous envahissait si bien que nous devions finir par ressembler à ce dégoût, qui était parfois si profondément ressenti. (p.53)
Ce que nous avions à cacher, ce que nous dérobions inconsciemment au regard des autres, près des rivières, au bord des forêts, dans les chemins creux, ce n'était pas nos affaires, ce n'était pas notre argent, c'était notre vertu, notre honnêteté, c'était nous, tout simplement, nos familles qu'ils auraient brisées. (p.138)
De quelles racines cette crainte tire-t-elle sa sève empoisonnée, celle de l'étranger n'en étant qu'une illustration dont l'élite de notre pays cherche à nous intoxiquer par ses discours comme par ses magazines au papier aussi glacé que l'âme ? quel est l'aliment de cette sorte d'effroi de la population française qui semble s'aimer hérissée sur son pré carré ? Notre pays peut-il se reconnaître dans ce refus, ce rétrécissement ? Devant cette pusillanimité qui s'affiche jusque s'en glorifier, comment ne pas être aveuglé par la certitude d'une régression qu'il est coupable de nier ? De la régression comme du déclin nous portons les stigmates : ils sont à la racine de nos frayeurs.
Dans cette indulgence, il y avait toute la défaite de la vie. Mais je n'y pouvais rien si la bonté était son seul luxe, sa seule magnificence : ça nous coûtait les yeux de la tête, ça nous ruinait, mais le pire, ce n'était même pas cela, c'était que les gens, tous, ne savaient pas combien c'était beau. (p.82)
Mais je sentais aussi, dans le froid de la nuit, combien c'était nécessaire : notre vie était un champ d'honneur, sans balle, sans drapeau, sans communiqué et sans décoration, un champ immense et connu de nous seuls où nous combattions pour bien autre chose que nos vies : la dignité. (p.129)
J'allais rentrer chez moi, et peu m'importait ce qu'était ce chez-moi, qu'il fut froid, exigu, précaire, qu'il fut caché comme une honte, montré du doigt comme quelque chose qui doit disparaître, il était mon "chez-moi". (p.170)
On nous demandait toujours si on allait "loin", jamais si on allait "près", jamais "où" nous allions, peut-être parce qu'il était confusément apparent sur nos visages que nous n'allions nulle part, nulle part qu'au-delà de nulle part, au sud, au nord, à l'est, à l'ouest de nulle part. Nulle part était notre ville, notre cité, notre territoire, notre patrie, nulle part était notre port d'attache et notre pôle, notre étoile du Nord, notre Croix du Sud, notre croix tout court.
C’est sur les genoux de ma mère et dans les humiliations de ma famille que j’ai connu ce qu’étaient la peur des autres et notre propre peur, ce qu’était l’exclusion et d’être montré du doigt. C’est là que j’ai connu ce qu’était de ne pas avoir droit au chemin des autres (…). J’ai connu les regards malveillants des voisins, les descentes de police, les saluts que l’on ne nous donnait pas certains jours et qu’on nous donnait le lendemain .