A l'occasion de la rentrée littéraire 2016, Ghislaine Dunant présente sa biographie de Charlotte Delbo sous-titrée "La vie retrouvée" (Grasset).
En savoir plus sur "Charlotte Delbo, la vie retrouvée" : http://www.myboox.fr/livre/charlotte-delbo-9782246859956
Musique : Cannon_Silent Partner
Charlotte Delbo passera sa vie à écrire ce qui n'était pas concevable et qui fut.
Elle a cherché à écrire, pour tisser la trame qui raccommode ! Ecrire l'oeuvre qui nous raccorde à ce qui fut.
Elle n'a pas cherché à nous convaincre de ce qu'elle avait vécu mais a voulu rendre à notre conscience ce qui avait eu lieu. Nous donner à entendre, par la force de ses mots et de son style, la catastrophe qui a fait une fracture dans notre humanité, et nous donner la possibilité de nous y raccorder par l'émotion, la sensation.
L'horreur du massacre à venir reste dans l'ombre - puisque nous savons. Nous savons le crime, elle n'a pas à nous l'apprendre. Mais nous ne savons jamais assez ceux qui descendaient du train. Nous n'avons rien vu.
Elle adopte le ton de la douceur, elle choisit la douceur alors qu'elle parle du pire.
Je marche dans le jardin, j’ai contourné le grillage sur un talus qui longe l’ancienne voie de chemin de fer, là plus de barrière. Dans ce jardin à l’abandon, il est difficile de sentir sa présence. J’ai fait tout ce trajet pour venir jusqu’ici comme si le lieu allait me donner quelque chose d’elle que je ne trouvais pas ailleurs.
L’herbe est si haute, le feuillage des arbres se presse contre la maison, les mauvaises herbes recouvrent l’ancien quai, il n’y a plus âme qui vive qui fasse sentir une présence, je n’y sens rien de Charlotte Delbo et je scrute cette petite gare à l’abandon dont on a clos les ouvertures. Comme si j’étais en face d’une énigme.
Elle ne donne pas dans son livre le nom du camp, Auschwitz. À la première page qui évoque l’arrivée des convois, elle l’appelle « la plus grande gare du monde ». Ceux qui arrivent cherchent le nom du lieu. « C’est une gare qui n’a pas de nom. Une gare qui pour eux n’aura jamais de nom ». Dans le livre qu’elle consacrera à l’histoire de chacune des femmes de son convoi, elle écrira : les deux premiers mois au camp, « cent cinquante sont mortes sans savoir qu’elles étaient à Auschwitz. » Quand elle rentre en France définitivement, elle achète la plus petite gare du monde et fait poser le nom du lieu sur les murs.
Elle ne vendra jamais cette maison, elle ne s’en séparera pas. Elle y vient pour y vivre avec la chaleur de ses amis, il y a trois chambres à l’étage pour les loger. Elle fait venir des camions de terre pour remblayer le tracé de la voie, là où passaient les rails et le train. Elle eut toutes les peines à y faire pousser des fleurs, les mauvaises herbes abondaient, elle passait des après-midi entières à désherber cette longue plate-bande, seules les saxifrages poussèrent, elle s’amusait de leur surnom, « le désespoir du peintre ».
« C’était ça l’enfermement, ne pas me parler, ne pas me dire quelle piqûre elles me faisaient, c’était le silence, pas leurs sangles »
Mais tout l'afflige dans cette ville, écrit-elle au moment de quitter Moscou, la laideur, la vulgarité, l'abandon. Ne jamais voir une jolie robe, une démarche gracieuse, de belles fleurs, des couleurs fraîches, un joli sourire, et voir ces dents abîmées, ces prothèses qui déforment les bouches - rien n'échappe à son regard. Elle ne supporte plus l'absence de ce dont elle a besoin et aura besoin toute sa vie, des fleurs, un joli bouquet, un geste gracieux, une allure qui la charme, un exemple de l'art de s'habiller, l'arrangement d'une vitrine, la beauté gratuite qui se goûte d'un regard. "Il y a un moment où on ne peut plus supporter tant de laideur. C'est aussi le moment où on s'y habitue, où on cesse de la voir. "
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Porte de sortie, retrait dans le secret, reconnaissance d'une part insondable en soi, volonté farouche de n'être captive de personne, il y a de tout cela chez Charlotte Delbo.
"Ce n'est rien de mourir / en somme / quand c'est proprement / mais dans la diarrhée/ dans la boue / dans le sang / et que ça dure / que ça dure longtemps"
Extrait de Une connaissance inutile - Charlotte Delbo (p 35)
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