Un roman dentelé, mélancolique... dont Hajar Azell nous parle avec passion.
Ils étaient tous revenus. Cette fois-ci pas en été, pas pour la mer, mais pour le terre où l'on retourne lorsque c'est fini, lorsqu'on célèbre ou que l'on pleure. Tout revenait à le terre : des corps, à leur mort, aux robes blanches des mariées. (...) La terre les réclamait tous, un jour ou l'autre.
Tephles était plongé dans un silence mortel. Tout était là. La mer grillait sous le soleil, le sable brillait sans irrégularité et le ciel était d’un bleu écru. Cette toile manquait cependant du fantasme d’elle-même. Il lui manquait ce regard qui s’arrête sur un détail, les couleurs d’un rideau ou les contours d’un édifice. Ce regard, c’était le sien et celui des milliers de personnes qui descendaient chaque année au pays, renouant avec une partie oubliée d’eux-mêmes, fantasmant les mots utilisés pour décrire les choses les plus banales.
Jamais tu ne comprendras cet endroit si tu ne fais que le fantasmer. Un jour tu devras le regarder en face. Arrêter de trouver mignons les accents, les intonations ou la couleur du soleil. Un jour tu vas devoir le vivre. Après seulement tu comprendras les regards creux dans les bars ou les secrets de famille enterrés dans les cimetières. Tant que tu ne seras pas identifiée à tous ces gens, tu ne comprendras rien. Tu es comme Camus avec nous. Tu nous fantasmes sans t'intéresser à ce qu'on est vraiment.
Qu'y a-t-il là-bas qu'il n'y a pas ici ? Tous ceux qui y vont ne reviennent plus...
_Rien de très spécial quand tu y réfléchis, tout est plus organisé, si tu tombes malade on te soigne, tu peux trouver du travail... avais répondu Elio sur un ton détaché.
_Et qu'est-ce que ça change ? Ici aussi on travaille, toute la journée on travaille. Et on vit simplement. Et puis ça suffit.
Elle regarda de chaque côté puis elle enterra les carnets. Soigneusement, comme tout ce qu’elle faisait. Personne ne devait savoir. Personne ne devait connaître ses secrets. Elle mourrait avec ou elle s’en irait. Cette petite peste de Camélia avait tout écrit. Elle l’avait d’abord observée sans savoir, elle la voyait écrire pendant de longues heures dans le salon. Lorsqu’elle passait près d’elle, dans ces moments, elle sentait qu’elle la dérangeait. Pendant longtemps elle avait soupçonné Camélia de l’espionner. Et puis elle avait chassé ces idées de son esprit. May venait de lui confirmer ses craintes. Elle ne savait pas combien d’histoires sordides Camélia avait consignées dans ces carnets.Il fallait tout cacher. Tout enterrer, tout faire oublier.
Pourquoi Camélia n’était-elle pas comme les autres, une bonne fille simple qui travaille, se marie, fait des enfants et les élève patiemment ? Pourquoi diable fallait-il que tout soit compliqué dans cette famille ? Toute sa vie était dédiée aux siens, chaque minute de sa journée y était consacrée. Elle avait bâti cette famille pour éponger les dettes de sa jeunesse, faire au moins une chose dans sa vie « comme les autres ». Mais cela n’avait visiblement pas suffi. Cette famille était maudite.
May ne pourrait jamais comprendre la difficulté de sa situation avec lui, elle était trop loin pour saisir la manière dont les choses se faisaient ici. Les codes lui échappaient. Une chose, au moins, revenait aux habitants de cette terre : eux seuls pouvaient la comprendre. Ou, en tout cas, c’était ce qu’ils revendiquaient.
Je suis trop sensible aux univers que je traverse, depuis très petite. Les lieux et les gens me transmettent leur tristesse ou leur joie. Je peux passer une journée entière à être la plus heureuse du monde avant de me sentir totalement abattue par un regard mauvais ou le ton à peine blessant d’une phrase.
Ils jouèrent, les uns après les autres, dansèrent, demandèrent de l’eau à côté, un morceau de pastèque à la famille voisine, se roulèrent dans le sable. Et puis, quand ils furent épuisés de se tordre de rire et que le soleil décida que lui aussi en avait assez, ils remontèrent à la maison en longeant le cimetière sans lui accorder le temps d’un regard. On célébrait la vie, plus que jamais ! Mais c’était si bien qu’il fallait que ce moment soit gâché. Il fallait provoquer le spectacle. Jamais loin, toujours prêt à poindre au moindre haussement de sourcil ou battement de cils trop rapide. Il fallait le feu d’artifice dont seule leur famille avait le secret. Le soleil en allumette qui fait monter les voix, les muscles qui s’exhibent et les mots que l’on regrette. Comme un échauffement pour la mort.
Nina restait silencieuse. Elle n’était jamais allée à l’école, elle ne savait ni lire ni écrire. Ce carnet lui avait totalement échappé. Elle qui rangeait si consciencieusement tout dans cette maison craignait ce que pouvaient révéler ces quelques mots griffonnés par Camélia. Nina demanda de quoi parlait ce carnet. Son visage trahissait ses pensées. Après une légère hésitation, May parla de l’enfant de Camélia et Samy. Au fur et à mesure qu’elle évoquait les faits, Nina se livra. Elle raconta la suite. L’accouchement au village. La famille d’accueil. Gaïa s’en était occupée. Nina avait un regard inhabituel, comme habité d’une lueur de regret. Elle ajouta, d’une petite voix, comme pour elle-même : « Tu ne devrais pas fouiller ces choses, ma fille, c’est comme fouiller des cadavres…