Mon attention se reporte sur le téléphone. La femme à l'écran – cette autre moi à l'écran – est manifestement partie pour la nuit. Elle titube vers le canapé, s'y laisse retomber lourdement pour chanter Prince. Ensuite, c'est le grand final, la chanson des Smith que j'étais certaine d'avoir magnifiquement réussie. Le spectacle n'a rien de divin, au contraire. Je serre le portable dans mes mains glacées, tremblantes. Le sang me monte au visage, des convulsions de honte me vrillent le ventre.
« Tu es là, tu te fais prendre en photo devant le Parthénon, tu tiens ton chéri par la main, et l'instant d'après tu le poignardes à mort avec un couteau de cuisine. Franchement, quand tu y réfléchis, ça pourrait arriver à n'importe laquelle d'entre nous. »
[ une avocate ]
Je ne suis pas là pour sentir l'odeur de la mort, je suis là pour réduire ce désordre à ses composantes, le classer dans un alinéa d'article de loi ou le ranger dans une jurisprudence.
(p. 142)
Devrais-je prendre ça comme le signe qu'il est temps de rentrer ? Sans doute. Mais pas question de laisser Patrick seul, avec toutes ces jeunes femmes en manque désireuses de se faire remarquer par l'un des conseils juridiques les plus éminents de la ville. Je racle le plus gros de la merde sur une portion de mur propre et me dirige d'un pas sûr vers le Swish, en adressant un sourire au videur. Si je me lave les mains suffisamment longtemps, je réussirai à effacer la puanteur. Personne n'en saura jamais rien.
La pelure de l'orange, la peau blanche, la chair saignante, rouge ; une vraie palette de coucher de soleil.
Je souris et fais oui de la tête. Bien sûr que je devrais. Une semaine sur la côte, par exemple. Sur le moment, je m’imagine bondissant dans les vagues comme sur ces joyeux portraits de famille qu’on trouve placardés dans certaines maisons de vacances. Après j’irais manger une assiette de fish and chips sur la plage, emmitouflée dans mon manteau pour me protéger du vent froid d’octobre, avant d’allumer un feu dans le poêle à bois de ma maison de location parfaitement aménagée. Et puis je me rappelle tous les dossiers qui m’attendent, entassés sur mon bureau. Le fantasme s’évanouit. Ce n’est vraiment pas le moment de prendre des congés.
Robert remplit à nouveau mon verre de vin. Je le bois presque d’une traite. Le flot de la conversation s’écoule tout autour de moi, les mauvaises blagues et les rires s’enchaînent, Robert qui parle fort à Sankar, à Patrick, avant de revenir vers moi. Encore du vin. Encore un verre. D’autres avocats nous rejoignent, tendent un paquet de cigarettes autour de la table. Nous sortons fumer une clope, puis une autre, non, non, je vais en acheter, je te pique tout le temps les tiennes, ensuite chercher de la monnaie, monter l’escalier en titubant pour m’acheter un paquet au bar, ah… pas de Marlboro Light, uniquement des Camel, mais pour ce soir rien à foutre, oui allez, on reprend un peu de vin, encore un verre, puis un autre, et ensuite quelques shots d’un liquide épais et noir. La pièce, les conversations, les plaisanteries qui tourbillonnent de plus en plus vite autour de moi.
Il me repousse et tourne au coin de la rue. Je titube sur mes hauts talons, je m'appuie contre le mur pour me maintenir debout. Au lieu de la texture rugueuse du ciment et de la brique, je sens une substance poisseuse sous la paume de ma main. Je la renifle et j'en ai un haut-le-cœur. De la merde. Un petit malin a étalé de la merde sur le mur. L'odeur me dessoûle plus encore que tout ce que Patrick vient de me balancer.
𝙈𝙖𝙙𝙚𝙡𝙚𝙞𝙣𝙚 𝙎𝙢𝙞𝙩𝙝 𝙣’𝙖 𝙥𝙖𝙨 𝙨𝙚𝙪𝙡𝙚𝙢𝙚𝙣𝙩 𝙩𝙧𝙖𝙣𝙘𝙝é 𝙡’𝙖𝙢𝙤𝙪𝙧 , 𝙚𝙡𝙡𝙚 𝙡’𝙖 𝙩𝙖𝙞𝙡𝙡𝙖𝙙é, 𝙥𝙤𝙞𝙜𝙣𝙖𝙧𝙙é 𝙙𝙚 𝙥𝙡𝙪𝙨𝙞𝙚𝙪𝙧𝙨 𝙘𝙤𝙪𝙥𝙨 𝙙𝙚 𝙘𝙤𝙪𝙩𝙚𝙖𝙪.
Hier soir, j'étais exceptionnelle, j'ai chanté à fond en oubliant tous mes soucis. J'étais une star, portée par une vague musicale qui m'a transportée loin des querelles mesquines qui avaient dominé la fin de l'après-midi. Et aujourd'hui, je vois ce qu'ils ont vu : une femme bourrée, la bretelle de son soutien-gorge dépassant de sa robe et son maquillage lui coulant sur la figure. Je la contemple, atterrée. Sa voix me déchire les tympans ; les notes que j'avais si bien négociées, cette chanteuse-là les rate d'un kilomètre. Le rythme est faux, la danse, ridicule. Et le pire de tout, c'est l'expression sur le visage des filles quand elle essaie de les entraîner dans sa chanson.
Le malheur m’épuise, la tristesse de Chloé, mon propre sentiment de culpabilité. Je n’ai qu’une envie, de rentrer à la maison, de me doucher pour effacer le whisky et les clopes, d’asseoir Mathilda sur mes genoux et de lui lire une histoire, de m’abreuver de son odeur, vierge de tout chagrin, de toute trahison, de tout mensonge. Mais c’est bien la dernière chose qu’il me serait autorisé de faire.