Henri Paul

L’influence de l’Église tient à la ruralité ?

J’aime bien parler d’orthopraxie plutôt que d’orthodoxie. L’orthodoxie roumaine est fondamentalement ancrée dans les pratiques des villages. Notre christianisme est essentiellement oral et folklorisé, car il est le fait de paysans illettrés à l’origine, et pendant longtemps. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, les prêtres étaient illettrés, et c’étaient les vieux du village qui leur enseignaient les usages, si bien que les pratiques pouvaient différer d’un village à l’autre. Toute notre histoire religieuse est imprégnée de pratiques d’inspiration préchrétienne et d’un peu de magie, au bord de la superstition. On se raccroche à la religion, parce qu’elle rassure.

Nulle part peut-être, la sensation du tragique de l’histoire et des tragédies de nombreuses vies n’est plus palpable que dans les immenses cimetières juifs de Czernowitz (Cernauti quand cette grande ville de Bucovine était roumaine après avoir été autrichienne, hongroise, russe et avant d’être ukrainienne), ou de Iasi, capitale de l’actuelle Moldavie roumaine. Ces vastes espaces abandonnés, couverts de broussailles, d’où émergent des alignements de sépultures, donnent la mesure physique du drame qui s’est joué ici et dont ils demeurent les seuls témoins. Dans la « grande Roumanie » d’avant-guerre, on comptait 800 000 Juifs, auxquels s’ajoutaient de nombreux Juifs réfugiés de toute l’Europe de l’Est. Il en reste cent fois moins aujourd’hui. Des quartiers, des villages, des villes entières furent vidés de leurs habitants, à force de mauvais traitements, de pogroms, de déportations et même, sous le régime communiste, de rançonnage.

Les jeunes ne consomment plus l’art comme avant. Tout est sur leur téléphone. Ils vivent avec. Ils vont dans les malls et dans les cafés pour parler ensemble, mais en regardant leur téléphone.

Les racines de l’humour roumain sont plus anciennes encore. On trouve peut-être l’influence de l’humour juif. Mais dès la fin du dix-neuvième siècle, on avait déjà des revues littéraires pleines d’humour. Par exemple, on a créé à cette époque le personnage de Păcală, un Roumain qui ne paie pas de mine, mais qui est un peu malin et débrouillard, et manœuvre des gens plus forts que lui. Ça, c’est le Roumain !

(Cristian Mungiu)

Certes, les chiffres de croissance du PIB (7 % en 2017) sont impressionnants, mais cette richesse est très inégalement répartie : les riches deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres. Il y a vraiment des poches de pauvreté dramatiques.

Il est temps de s’arrêter un instant sur le vin, car il ne s’exporte guère, malheureusement. Or, il s’en produit un peu partout, en Transylvanie, Moldavie, Valachie et Dobroudja, car la Roumanie est au neuvième rang mondial des producteurs de ce breuvage. J’ai toujours goûté en Roumanie d’excellents vins, plutôt rouges que blancs, et même une sorte de « champagne », mais je n’ai jamais réussi à retrouver la trace de celui que j’avais aimé ! Il y en a tellement de sortes que l’on s’y perd, entre les différentes régions, les producteurs et les cépages, entre les autochtones dont certains sont des curiosités remontant aux Romains ou peut-être aux Daces, ceux qui ont été importés par les envahisseurs germaniques, ou plus récemment d’Occident après la crise du phylloxéra. Certains sont particulièrement réputés, comme le cabernet sauvignon de Samburesti, en Valachie du Nord, le feteasca negra (« noir des pucelles ») de Dealu Mare, à une centaine de kilomètres au nord-est de Bucarest, le tamaioasa romanesca (genre de muscat) de Murfatlar, à côté de la mer Noire. Il y a un vin pour chaque plat, léger ou plus capiteux, mais ils ne vieillissent guère !

Mais, dans la relation entre la Roumanie et l’Occident, certains Roms roumains n’aident pas leur gouvernement, et j’en fus le témoin. Ma première « visite de terrain » consista en effet à évaluer la réinstallation de Roms roumains évacués par la France, et aidés à retourner dans leur pays. Le spectacle que je découvris montra d’emblée la difficulté de l’opération. Aux fins fonds d’un village perdu dans les faubourgs de Timisoara, dans l’Ouest de la Roumanie, en bout de route, des familles étaient installées dans une maison en dur, et nourrissaient dans la cour un porc que mes impôts avaient acheté, et qu’ils finiraient par manger à Noël, comme tous les Roumains, au lieu de commencer un élevage comme prévu.

Mais on n’arrive pas à faire des autoroutes, comment vous l’expliquez ?

On a essayé avec les Italiens, avec l’entreprise américaine Bechtel, avec la française Colas, ça ne marche pas. Alors l’explication, c’est nous les Roumains.

Pour peu qu’on prenne un peu de temps, il reste possible de faire visite à des paysans qui vivent presque comme au Moyen Âge, avec leurs bêtes, en autosuffisance. Ils vous offriront, avec le fromage qu’ils fabriquent, la tsuica à près de 50° qui vous tournera agréablement la tête. Cet alcool de prune est la boisson nationale. Chaque famille a la sienne. Elle prend le nom de palinka lorsqu’elle subit une seconde distillation, mais j’avoue avoir du mal à reconnaître l’une de l’autre, surtout après avoir absorbé deux verres à liqueur, qu’il est impossible de refuser.

Le Partidul Comunist Român avait disparu, rayé de la carte, et la plupart de ses dirigeants s’étaient éclipsés, au moins le temps de se faire oublier. Refrain connu : beaucoup de ces anciens apparatchiks firent de juteuses affaires avec les biens et les entreprises d’État, opportunément privatisés à leur profit. Un magnifique documentaire d’Alexandru Solomon, bien nommé Kapitalism, notre recette secrète, sorti en 2010, produit et diffusé par la chaîne Arte, raconte cette reconversion qui engendra de stupéfiants enrichissements.