Le dîner
Ouvre la porte. Entre. Assieds-toi à table
Elle est couverte de lin propre.
Prends le fromage blanc, fraîchement égoutté,
Et romps le pain levé dans la maison.
Les verges de pruniers sous le feuillage dense
Ont gardé pour toi des fruits envoûtés de rosée.
Bois le vin couleur rubis de ma vigne,
Et goûte des ruches le miel lumineux.
Quand le soleil s’accrochera aux rameaux
Et que le lune laissera couler ses rayons obliques,
Je t’offrirai ce spectacle du seuil de la maison.
Ce sont des collines argentées comme des icônes
Et des vallées d’ormes bénis dans la clairière,
Dont je sais que tu as faim, cher étranger.
(traduit du roumain par Danièle Thuriès)
Ovide
À l’horizon, clignota la première étoile. Se leva
Le vent dans les joncs, comme un oiseau,
Puis s’arrêta. Soudain, on entendit
Au loin le roulement de la vague
Montant toujours du côté de la mer –
Lorsque je l’aperçus, s’avançant à pas lents, solitaire,
La tête un peu penchée comme quelqu’un
Qui aurait eu longtemps commerce avec le vide
Dans les marécages où des roseaux mélancoliques
Soupirent longuement avec un murmure humain.
Tout le jour, j’avais chassé ; le fusil
Sur l’épaule, je revenais vers la cité
Dont le nom fut Tomis (aujourd’hui elle en porte un autre).
Dans la campagne brûlée par l’automne de la Dobroudja,
Je savais qu’il viendrait le si longtemps attendu,
Celui, poète, qui par la mort chante sa douleur.
Cependant, ses yeux vieux de dix siècles
Ne m’ont pas vu. Entre les cils blancs
Ils regardaient au loin vers le rivage où dans la nuit
On distinguait, tumultueuse, la voix de la mer.
Alors, des joncs du lac salé, lointaine,
Une aile blanche leva son vol
Et le cygne sauvage, dans le mystère
De ce ciel, parmi l’automne étoilé
Hésita un instant, comme retenu
Par de faibles fils de ténèbres.
Puis il s’en alla, poussant un cri si déchirant
Qu’effrayé, le vent se blottit dans la mare
Et mon âme en moi-même, lorsque sur l’horizon,
Il glissa, ailes déployées,
Dans la nuit, vers un pays lumineux
Où sous le soleil ardent se dressent des colonnes
Dont les acanthes fleurissent la blancheur.
Le vol blanc s’est noyé dans l’ombre. Seul,
Mon pas troublait la solitude.
Au loin, un phare clignota. Du côté de la mer,
La sirène d’un navire annonça son départ.
Dans la gare de Palas, des locomotives
Soufflaient de temps en temps. Un train passa, rapide.
Dans la steppe nocturne le crissement
Des wagons s’éteignit. Seule la mer
Resta pour élever sa voix antique
Sous les demeures de l’automne. Seule, la mer.
(Adaptation de Robert Sabatier)
Avec le dieu, je ne peux lutter : il cueille et octroie
Le fou s’aventure dans une fuite illusoire
Moi, je me plie sagement à la cruelle loi.
(in "Le Bouclier de Minerve", p. 23)
Par nulle habitation avilie
Pas humiliée du moindre temple,
Montagne désertique, je t’en prie,
Que ta forme pure je contemple.
CHEMINS
C’est le chemin du matin, qui monte vers la forêt
Et sans pont, son pied dans le ruisseau humidifie,
Il laisse la moindre touffe de mûres le détourner
Et de toute clairière oubliée se sent marri.
Par le soleil à strier les mers destiné,
Dans l’écume d’un instant sur le flot antédiluvien,
Ô, très cher chemin qui tremble d’arriver
Au tranquille javeau rêvé par le marin.
Mais les rondes de l’automne le bercent, et en elles
Comme en moi s’ouvre l’ultra-limpide chemin,
Qui caresse le soir de ses paisibles ailes,
Au loin la fumée agitée de l’essaim.
Et sous le figuier qui jette une ombre
Qui fuit sur une vague éternelle,
Je laisse m’envahir la plus sainte heure,
Lève à l’oubli, souriant, une coupelle,
Alors que Dionysos guette à l’ombre.
(p. 110)
Automne à Florica*
L’or ancien est devenu feuillée ;
Éteint comme la cendre est l’horizon.
Ouvre le portillon,
L’automne nous appelle.
J’ai tiré la bécasse dans le bosquet
La dernière : elle partait en l’air.
Le vent est polaire.
L’automne nous appelle.
Sur la colline, la vigne est depuis longtemps enfouie ;
Chimères, les volées ont disparu du firmament.
L’envie me prend
D’antan.
Où es-tu, où, maison inouïe ?
Où êtes-vous, mes jours, en cette seconde,
Vous, arondes
D’antan !
(* Nom d’une propriété de l’auteur)
L’ANGE DU SOUVENIR
Je ne sais trop quel soir, dans quelque mail clandestin ;
Désigné par l’automne au crépuscule subtil ;
Sous les hêtres, en me promenant avec l’ombre de Virgile,
J’ai rencontré un ange aux cils féminins.
J’ai rencontré un ange aux yeux d’enfant.
Il parla : « Je suis le Souvenir », et je criai : « Ô, divinité,
En vain de son âme le poète veut t’ôter,
Par le rêve du non-être, tu le hantes subrepticement. »
Comme les chérubins de la Loi, tu as des ailes de lumière,
Et tu es d’une splendeur si entière,
Que tu ressuscites dans le frisson de la lyre le passé…
Je me suis tu… et lorsque la nuit dans la forêt séculaire
Nous a enveloppés de paix, d’argent stellaire,
Aveuglé, j’apercevais seulement de son regard l’étoile du berger.
Un ciel matinal rose et lactescent
Sous lequel tu vois à peine, inondées,
Les plantations de riz carrées,
Aux petits villages en groupes verdoyants
Allume ses preuves lumineuses
Et, transpercé en diagonale par un vol de canards,
Qui déchire les chimères de brouillard,
Te monte à l’esprit ta cime rêveuse.
Coiffées de grands champignons de paille, des fourmis.
Au loin, à l’horizon une file de pèlerins
Tandis que toi, le cadre à ta guise tu élargis,
Invites dans la pièce le panorama,
D’un trait de pinceau serein,
Tu cueilles dans les nuages l’éternel Fuji-Yama.
(Hokusai)
Peu leur chaut le flot de douleurs ! Ils coulent et résistent
Aux siècles nombreux comme le sable et les peuples – ils existent,
Leurs yeux sont comme de la pierre, ils possèdent une âme granitée :
Fatigués de l’éternité, ils se sont endormis à perpétuité.
(p. 74, Dans la cathédrale, Notre-Dame de Chartres)