Vassili regardait l’ouest. La longue perspective de la rue Kirov et, au bout, l’espace ouvert de la place Dzerjinski et de la place Neuve, la Novaïa Plotchad. On sentait très bien ce vide, là-bas, à l’extrémité de la rue. Même à travers la neige, car il neigeait à Moscou. Une petite tempête fine, la première de l’année, celle dont le dicton russe affirme qu’elle ne tient pas. Surtout si elle survient au début de novembre. C’était une poudre ténue s’en allant en rafales, de tous côtés et, malgré cela, il y avait cette luminosité qui semblait venir du vide des places. Le « clair de soir » moscovite. Cinq minutes encore et les lampadaires à cellule photo-électrique s’allumeraient, brusquement.
A Moscou, donc, cet après-midi de novembre, un certain colonel Vassili regardait par la fenêtre, en direction de l’ouest.
William Cars dit que l’endroit où cela commença importe peu : « Un grain de sable peut faire d’énormes dégâts, où qu’il pénètre. Mais, ajoute-t-il, vous pouvez compter sur la réaction immédiate de la machine entière. A la tête du monde se trouve un système, quelque chose comme Dieu. Une mathématique. » William Cars est fou de ce genre de raisonnements. « Les calculs sont très pointilleux, dit-il encore. Que vous mettiez deux chiffres entre parenthèses (par exemple) et votre équation est faussée. Les mathématiques supportent mal les corps étrangers, qui grippent les mouvements. »
Le premier mouvement se produisit là, à Moscou, dans un bureau solennel dont les baies vitrées donnent sur la rue Kirov.
Ce village, que vous nommerez Le Village, si vous le voulez bien, c’est le seul lieu que je connaissais, j’y suis né, j’y ai vécu enfant, je ne l’ai pas aimé beaucoup et j’ai cru que dans ce pays que vous allez nommer Le Pays, s’il vous plaît, je vous en prie, je ne veux pas même entendre son nom, tous les villages étaient semblables à lui : la même laideur dont parlait ma mère, la même violence dont parlait mon père. Mais j’aimais la campagne qui l’enveloppait de soleil, les terres rougeâtres plantées de vignes, de caroubiers, d’oliviers, de chênes-lièges, de rouvres, et de ces cañas qui ressemblent à des bambous nains, j’avais cherché leurs noms dans les livres, leurs histoires, d’où ils venaient… Dans ce pays qui fut le mien, les gens parlaient une langue brutale, sèche, que l’on enseignait du bout des lèvres à l’école, on l’appelait parfois un Patuès, un Idioma, ces mots dont les dictionnaires donnaient des définitions qui n’expliquaient rien. Ainsi nous la parlions, à la maison que l’on nommait La Grande Maison : mes grands-parents, mes parents, et au village les ouvriers, les paysans, les pêcheurs, les commerçants, y mêlant d’autres mots d’une autre langue, celle du Pays, que certains disaient très célèbre, pourtant moins ancienne que la nôtre.
Comment voulez-vous que je commence ? Je veux dire où, à quel moment ? Au début de cette histoire, il y avait un village, n’est-ce pas ? — Oui, mais commencez donc par cette petite fille, plutôt, cela me ferait plaisir…
Elle se nommait Encarnación. Paco trouvait ce prénom étrange, dont le sens lui échappait. — Le mot chair, tout de même, qui me faisait rêver… Cette chair toujours cachée sous les jupes et les blouses. Je regardais Encarnación, qui ressemblait aux autres filles et me fascinait comme elles… Peut-être davantage ? Au village, on la nommait Carna, voilà tout.