Citations de Jacques Serena (29)
Et encore et toujours au fond de leurs yeux, après ce vieux réflexe mal exhumé, cet équilibre revenu. Stable. De croire encore, et déjà plus. D'être encore là, et si loin déjà. Déjà autre chose, et encore ça. Ni paraître, ni disparaître.
Avec cette patience séculaire redécouverte.
Cette virginité aussi, oui, je ne vois pas d'autre mot, cette virginité retrouvée.
Cherchant depuis leurs rêves et leurs espoirs ensevelis, à penser à autre chose, ou ailleurs, sans plus trop y arriver. Se demandant ce qu'elles font là. Du reste n'y faisant rien ou presque. Dans ce temps mort ou presque. Assises sur ces grabats comme immuables, ces planches et couvertures, sus depuis toujours.
Leur attente exténuée, leur constance, patience. Un homme assis sur le perron se met de dos pour allumer sa cigarette, et quand il se retourne tout redevient comme avant. Sauf sa cigarette qui lentement fume. Mais son regard, sa pensée, comme chacun des autres, chacun pour soi, revenu regarder, vers plus rien, la route. Et rien au bout de la route, rien à attendre. Mais quand même l’attente.
Ce qu’il y a, aussi, c’est que tu écoutes mal. Ça ne joue pas en ta faveur, que quand on te parle on ne soit pas sûre que pourras écouter jusqu’au bout. Parce que d’autres types, d’autres soirs, ont été là, comme toi. Ils me regardent, ou évitent, se croient forts, et c’est parti. Je fuis, souvent, à peine je sens qu’ils se croient forts, je me précipite pour descendre, il faut y aller franco, question d’habitude, on se fait si vite accrocher, dès qu’on a un peu l’air fatigué. Et moi, pas le temps, pas pour tout le monde. Non parce que, les types, entre eux, ils s’ennuient les uns les autres, et un soir, ils me voient, et alors là. Peuvent pas s’empêcher. Mathématique. Pour cent cinquante mille présences qui les ennuient, il y en a une qui les intrigue, une à qui ils voudraient oser demander qu’elle vienne sur leurs genoux, mais là, moi, souvent, j’ai déjà plongé dehors.
Ça fait drôle à entendre, ça charme, bien sûr, et évidemment ça agace, la dose de niaiserie qu’il faut pour encore aller rêver des bons vieux escaliers, et pour venir s’en vanter, on l’envie d’être comme ça, et on lui en veut, d’avoir pu, elle, le rester.
Et peut-être que, comme on les a radiées, déclarées en fin de droits, elles, elles sont peut être en train de se dire qu’elles n’ont plus rien à perdre. Que, quand on n’a plus aucun droit, en fait, on les a tous. Y compris celui de ne plus très bien distinguer qui d’entre vous était le plus mauvais ou le moins pire, ...
Le père qui, pour sa gamine, de la tendresse, en a vraiment beaucoup, mais que de l’argent il n’en a pas beaucoup. Et que ça tombe mal, vu que, de partout, les affiches répètent que la tendresse ça va avec acheter, tu sais, bien sûr tu sais.
Mais la gêne de quoi, comment la dire, la sorte de gêne que c’est. La gêne peut-être parce qu’on sent qu’elles sont trop accessibles. Accessibles à quel point de vue. À tout point de vue. Leurs corps, déjà, ça se voit. Aussi accessibles que des corps morts, leurs corps. Morts de n’avoir pas été assez regardés
Et ils faisaient bien, d’après moi, les artisans, et pas encore assez, d’après moi, non, parce que, comment plaindre ces tarés qui venaient baguenauder par là avec leur caméra, leur portable, leur gourmette, allez, enlève-moi ça. De ces niais qui appelaient marginal un artisan, drogué un fumeur d'herbe, comment les encadrer, comme ces bonnes âmes qui venaient pour donner la parole, tendaient un micro, et repartaient vite, sans le micro, mais ayant au moins appris que le monde n'était pas leur salon, même pas pour les bonnes âmes, surtout pas pour les bonnes âmes.
"(...) Je ne parle pas des matins, parce que, pour ceux qui ne connaissent pas, disons qu'ici, les matins, pas la peine d'en parler. (...)"
Jacques SERENA, Voleur de guirlandes, 2000, Le Verger éditeur (réédition 2018, p. 8).
"(...) Ce que j'étais parti pour dire, c'est que, une, de fille, je ne la connaissais pas. (...)"
Jacques SERENA, Voleur de guirlandes, 2000, Le Verger éditeur (réédition 2018, p. 6).
Tristes, on les attendait tristes, on aurait sans doute voulu, et non, ce n’est pas ça. Et c’est encore plus triste, quand elles ne le sont pas, même pas. Mais simplement perdues, fatiguées, décontenancées, à l’abandon. Dans leur bout de monde abandonné.
Quand on aime trop, ça arrive, on fait le contraire. Résultat, celui qu’on aime, on le perd. Tu as vraiment failli me perdre complètement, tu sais. Non, tu ne sais pas.
Tu as approuvé les stages obligatoires, celles-là, juste là, que tu ne veux pas regarder, tu as voulu qu’elles soient toutes obligées d’aller sonner aux portes des immeubles pour proposer de l’électroménager lourd et cher et se faire jeter, tu as voulu que pour elles ce soit ça ou être radiées.
D'un coup, j'ai bondi, été debout à parler. Ah mais je connaissais des gens, n'en avais pas parlé parce que je n'aimais pas me vanter mais j'avais des amis, et pas des ex-ci ou ça, moi, des gens riches, pour qui j'avais écrit des textes et qui voulaient toujours me payer, il suffisait que j'aille les voir. Je m'entendais inventer, enchaîner, me croyais sur parole, et elle, qui fixait sur moi ses yeux noirs. Oui, on m'espérait, on m'attendait, toujours on voulait me payer et cette fois j'accepterais, dans la vie il fallait aussi savoir recevoir. Ses yeux sur moi et soit qu'elle ait eu besoin de s'accrocher à n'importe quoi, soit que mon ton interdise toute objection, elle avait l'air d'acquiescer, des amis, oui, accepter, oui.
Me voilà donc parti, la nuit tombait, qu'à cela ne tienne, me voilà parti dans la nuit.
Qui n'a pas marché toute une nuit le ventre vide et en manque de sommeil ne sait rien de lui-même. Longtemps à foncer avant de me demander où donc. Chaque pas m'enfonçant plus loin dans la nuit, les rues brouillées. Quelles rues, ma foi. Des mois après, j'essaierai de refaire ce trajet, je ne reverrai jamais ces rues.
Elles, en premier toujours, c’est elles, qu’on voit. Assises, avec leurs couvertures. Et qu’en voyant on se souvient d’avoir vues, dans tous les magazines, sur tous les écrans, courir dans les rues pour s’approvisionner en échappant aux balles. Ces corps osseux d’elles passant en tous sens, se croisant sans se voir, dans des envols d’étoffes, de plis.
Le pire, entre autres, c’est qu’on aurait presque juré qu’ils dansaient, ces corps d’elles, ou de leurs homologues, ces points de mire, dans l’éblouissante et en même temps opaque lumière d’une belle journée dans un centre-ville, ville en grande partie désertée. On les voit encore.
Oser dire que la scène est belle, le moment sublime. Qu’elles sont belles, ces coureuses, qu’on com- prend soudain qu’une danseuse ce doit être ça, que la danse c’est ça, enfin ça, ce sublime. Que le sublime vient de savoir que chaque élan peut être le dernier, l’ultime bond.
Je crève lentement, mais comme il faut je crois. Avec un agacement croissant pour tout ce qui remue.
On se fait toujours plus d’illusions sur son passé que sur son avenir, c’est connu.
Ce qui excite le mieux l’esprit c’est d’être trahi par le corps qui agit pour son propre compte.
Sous le néflier)
[...] le vrai contentement vient du plaisir qu’on apporte à autrui [...]