"La ligne rouge" (vo "The thin red line") - 1998
Il était étendu sur le dos et, engourdi et rêveur, il contemplait les beaux nuages éblouissants de blancheur qui voguaient très haut dans le ciel bleu, comme de grands voiliers paisibles au grand soleil des tropiques. Il avait un peu mal, quand il respirait. En sombrant dans l'inconscient, il comprit très vaguement qu'il allait peut-être mourir.
Avec l'âge je suis devenu impatient ; les gens qui me demandent conseil m'irritent. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils se figurent que j'ai suffisamment d'expérience pour leur en donner. J'ai découvert que la vérité est la dernière chose qu'ils recherchent. Ce qu'ils veulent, c'est être rassurés. Mais si on les rassure, neuf fois sur dix ils reviennent plus tard vous sonner les cloches et vous dire que s'ils ont fait des bêtises c'est votre faute.
Ils se figuraient qu'ils prenaient des décisions, qu'ils menaient leur vie à leur guise, et s'arrogeaient fièrement du titre d'hommes libres. La vérité, c'était qu'ils étaient là, et qu'ils allaient y rester, jusqu'à ce que l'État ou une quelconque autorité leur dise d'aller ailleurs, et ils iraient.
On peut toujours dire ce que vaut un type d’après la façon dont y traite les animaux !
C’est sans doute pour ça qu’on recherche aussi désespérément l’amour, parce que l’amour seul peut rendre au sexe et à la vie même leur signification. L’amour est tout ce qui vous reste, à condition de pouvoir le trouver.
En avant! En avant! rugit Gaff.
Instantanément, ils furent sur pied et en pleine course. Ils n'avaient plus à se poser de question, ni à s'inquiéter de courage ou de lâcheté. La mécanique humaine prenait la relève, pompait l'adrénaline dans les veines, faisait battre les cœur et monter la tension, et ils approchaient autant de l'état d'automates sans bravoure et sans peur qu'il est possible, pour des êtres de chair et de sang. Insensibles, ils firent ce qu'il y avait à faire.
Derrière Notre-Dame et sur le pont de l'archevêché il y avait foule : des femmes, des jeunes gens, des enfants avec des ballons. La vieille cathédrale était toujours la même. Élevée à la gloire des cruels dieux tribaux, elle contemplait impassible, depuis des siècles, les rites sanglants de l'humanité. Belle dans son inutilité, elle nous écrasait de sa masse.
Des hommes normaux, dans une situation normale, des soldats normaux, tous, qui avaient accepté une mission normale, et la mort les frappa normalement -sauf que personne ne meurt normalement. Pas à ses propres yeux, en tout cas.
Pourquoi lui, John Jacques, matricule tant, avait été choisi pour subir ce sort-là ? Quelque part, un inconnu avait glissé un étui de métal dans un tube, sans trop savoir où il retomberait, sans même savoir où il voulait qu'il atterrisse. L'obus était monté, puis retombé. Et où était-il retombé ? Sur John Jacques, matricule tant. Quand il avait éclaté, des milliers de bouts de ferraille tranchants étaient partis en sifflant et en chuintant dans toutes les directions. Et qui donc avait été le seul à en recevoir ? John Jacques, matricule tant. Pourquoi ? Pourquoi lui ? Aucun ennemi n'avait braqué quoi que ce soit contre John Jacques, matricule tant. Aucun ennemi ne connaissait seulement l'existence de John Jacques, matricule tant. Pas plus que lui-même ne connaissait le nom, le caractère et la personnalité du Japonais qui avait glissé l'obus dans le tube. Alors pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi John Jacques, matricule tant ? Pourquoi pas quelqu'un d'autre ? Pourquoi pas un de ses potes ? Et maintenant, c'était fait. Bientôt, il serait mort.
Ainsi, la petite attaque d'essai de Bugger Stein était terminée. (...) Au cinéma, dans un roman, on dramatiserait en étirant le suspense, jusqu'à cette attaque. Et quand elle arriverait, cette attaque, au cinéma ou dans un roman, elle serait satisfaisante, décisive, elle servirait à quelque chose de précis. Elle aurait un semblant de signification, un semblant de sentiment. Et tout de suite après, rideau noir, musique, chocolats glacés, pochettes surprise. Les spectateurs rentreraient chez eux, et repenseraient à ce semblant de sentiment. Même si le héros se faisait tuer, ça voudrait quand même dire quelque chose. L'art, se dit Bell, l'art créateur - c'est une belle merde.