Janelle Brown

À la surface, la neige est en train de tomber en silence. Au-dessous, le corps coule lentement. Ses yeux sans vie sont braqués vers la lumière qui s’étiole, jusqu’à ce qu’il sombre dans la nuit et disparaisse.

Les jeunes en racontent d’autres, le soir dans leur chambre, à propos de cadavres qui traînent au fond du lac, yeux ouverts, cheveux ondulants, dans un oubli permanent.

Il y a d’autres histoires encore. Il se dit que (...) Des histoires d’épouses vengeresses, de flics véreux, de pistes criminelles menant au bord du lac, puis nulle part.

Il y a d’autres histoires encore. Il se dit (...) Que les grands patrons de compagnies de chemins de fer, au temps de la ruée vers l’or, voyaient dans ce lac un cimetière très pratique pour les ouvriers chinois qui se tuaient à la tâche en construisant la voie ferrée dans les Sierras.

Il y a d’autres histoires encore. Il se dit que la mafia se servait du lac pour y balancer ses victimes, à l’époque où elle contrôlait les casinos du Nevada.

Certaines légendes évoquent une créature semblable au monstre du Loch Ness, nommée Tahoe Tessie, que personne ne prend véritablement au sérieux, même si elle fait vendre beaucoup de tee-shirts. Mais les caméras sous-marines y ont également filmé, à quatre cent quatre-vingt-cinq mètres, d’étranges poissons, blanc pâle, proches du requin, qui ont évolué pour supporter les températures voisines de zéro et dont le sang a ralenti dans les veines. Des animaux peut-être aussi immémoriaux que le lac lui-même.

Nul ne sait vraiment ce qui gît au fond de l’eau, mais tout le monde pense que c’est une chose sombre et inconnue.

Dans la mort, il n’y a pas d’inégalité.

Quand un corps coule au fond du lac Tahoe, il paraît qu’il ne remonte plus. La température glaciale et la profondeur maintiennent les bactéries à bonne distance. Ce qui était humain ne parvient pas à se décomposer. Au lieu de ça, le corps est condamné à errer au fond du lac, perpétuellement dans les limbes. Il n’est qu’une matière organique de plus dans la mystérieuse ménagerie qui peuple les abîmes inexplorés de Tahoe.

La colère est une force superbement aveuglante. Une fois que vous pénétrez dans son halo brûlant, il est impossible de voir au-delà de la lumière. La raison est engloutie par l'obscurité. Tout ce que vous faites au service de la fureur paraît justifiable, aussi petit, aussi médiocre, aussi vicieux, aussi cruel que ce soit.
page 421.

...mais si rien d'autre ne me rend humaine, je crois que la mort d'une mère en est capable. En fin de compte, nous sommes tous les enfants de nos mères, aussi saintes ou diaboliques soient-elles. et la perte de leur amour est le séisme qui fissure à jamais nos fondations. Les dégâts sont irréparables.
page 203

Vanessa, Vanessa, Vanessa. Est-ce qu’elle la perçoit, au moment où je marche vers elle sur l’allée pavée – cette électricité dans l’air, ce frisson prémonitoire ? Est-ce que son intuition la prévient que quelque chose chez moi – ma démarche calme et travaillée de prof de yoga, mon sourire à pleines dents -n’est pas normal ? Est-ce qu’elle se surprend à réprimer une curieuse envie de calfeutrer ses fenêtres, de rentrer le mobilier de jardin, de fermer à double tour et de se cacher au sous-sol ?

Je n’ai jamais fait un coup comme celui-là. Je ne suis jamais allée aussi loin dans la vie d’une autre personne, investissant sa maison et la poussant à être mon amie. La plupart de mes escroqueries se sont faites dans le noir, sous le couvert de l’ivresse : fêtes, boîtes de nuit, bars d’hôtel. Je suis devenue assez douée pour faire semblant d’aimer quelqu’un qu’en secret je méprise. C’est facile quand il est 4 heures du matin, que votre proie vient de consommer un litre de vodka finlandaise et que vous n’êtes pas obligée de regarder derrière sa façade repoussante. Mais là, c’est un bestiau totalement différent. Comment rabrouer une personne qui essaie sincèrement de nouer un lien avec vous ? Comment la regarder dans les yeux devant une tasse de café, nom de Dieu, et garder ses distances ?

De loin, c’est toujours plus facile de juger. C’est pour ça qu’Internet nous a tous transformés en critiques de salon, en experts de les dissection froide des gestes et des syllabes, en ricaneurs vertueux, abrités par nos écrans. Là, on peut avoir bonne conscience, confortés dans l’idée que nos défauts sont moins graves que les leurs, que notre supériorité ne sera pas contestée. Les hautes sphère morales sont un lieu agréable où se jucher, même si la vue se révèle relativement réduite.

Çà devient beaucoup plus difficile de juger, en revanche, quand la personne est en face de vous, humaine dans toute sa vulnérabilité.

Faire sortir l’homme du siège passager n’est pas chose aisée, et la femme est obligée de le maintenir droit pendant qu’ils marchent jusqu’à l’entrée. Elle remarque la caméra de surveillance et s’écarte de sa portée, puis note les chiffres des touches sur lesquelles l’homme appuie. Quand la porte sans serrure s’ouvre, le couple est accueilli par le retentissement d’une alarme. L’homme tripote fébrilement le boîtier. Une fois de plus, la femme l’observe attentivement.

La richesse est un pansement, pas un vaccin. Et si le mal est profond, elle ne guérit rien.

On partait quand on ne pouvait pas payer le loyer ; on partait quand une épouse jalouse débarquait chez nous ; on partait quand la police faisait une descente au casino et ramenait ma mère pour interrogatoire. On partait parce qu’elle craignait d’être arrêtée si on restait ; on partait quand un filon s’appauvrissait ; enfin on partait, tout simplement, parce qu’elle n’aimait plus l’endroit où on était.

« Les escrocs se reconnaissent tout de suite entre eux », m’expliquera Lachlan. Le respect professionnel s’est mué en amitié, bien que Lily soit tombée malade avant même qu’ils aient eu l’occasion de préparer un coup ensemble.

Il faut que je sente la main froide de ma mère sur la mienne, y glissant un mouchoir, pour m’apercevoir que je pleure. Mais je ne sais pas la raison de ces larmes. Ma mère et les tumeurs invisibles qui recommencent à la ronger de l’intérieur ? Ou mon propre avenir, qui paraît de nouveau si sombre ?
 

Ma mère avait toujours vécu sa vie comme un voyage en train, à prévoir l’arrêt suivant : si vous n’aimez pas celui-là, remontez tranquillement à bord et attendez la prochaine gare. Ce jour-là, dans le bureau du médecin, elle apprit non seulement qu’elle s’était fait jeter du train à la pire gare de toute la ligne, mais que pour elle c’était peut-être bien le dernier arrêt.

Mon Dieu, je vénérais cette femme quand j’étais enfant. Sa chevelure qui sentait la noix de coco et brillait au soleil comme de l’or, l’humidité collante de ses lèvres charnues laissant la marque de son amour sur ma joue, ce que je ressentais quand elle me serrait contre sa poitrine, comme si je pouvais grimper dans toute cette chair tendre et m’y abriter. Son rire était une gamme ascendante, aérienne, et tout la faisait rire : mon air revêche quand elle me servait du corn dog congelé au dîner, l’huissier qui grattait son énorme derrière en attachant notre voiture au camion de la fourrière, la manière dont nous nous cachions dans les toilettes quand la propriétaire venait frapper à la porte pour réclamer le loyer impayé.