Les livres nous révèlent ce paradoxe que l'existence est une chose si grande qu'elle ne se suffit jamais à elle même (...)Comment faire mesure de la vie incommensurable ? La littérature s'y essaie. Aussi faut-il imaginer l'homme paradoxal par excellence qui ne peut combler sa curiosité de la vie qu'en s'en détournant. (p.151-152)
Entre les deux, je pourrais ouvrir le livre que j'avais emporté. Mais tandis que je m'apprêtais à le faire, le visage d'une jeune fille assise en face de moi me retint. Elle aussi lisait. IL s'exprimait d'elle cette force de retrait que les non-lecteurs n'apprécient pas toujours chez les lecteurs pour le privilège de liberté qu'ils y décèlent. (...) Avait-elle, comme moi à son âge, saisi qu'au-delà de toutes les séductions que la modernité exerçait sur nous , (...)il y avait une part de son âme et de l'âme du monde que seuls le livre et la littérature étaient à même d'éclairer ? (p. 33)
Arpenter la bibliothèque d’un autre, c’est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l’étrangeté grandit à mesure qu’on y pénètre.
Nous devrions lire pour nous quitter autant que pour nous retrouver. Dis-moi ce que tu lis et je ne te dirai rien de de que tu es ou crois être. - Connais-toi toi-même - : parole de sage. Le lecteur, lui, est d'une autre nature. -Déprends-toi de toi-même-, telle devrait être sa maxime. (p. 90)
Pourquoi souhaiter à l'enfant la consolation de la lecture sinon pour accompagner déjà quelque précoce malheur ? L'enfant parfaitement heureux ne lit pas. Il parle à ses semblables, recherche leur compagnie et comme chien ou chat, la caresse de la vie primitive. Plus un enfant est proche de la bête, plus proche il est du dieu. Divin génie de l'enfance qui se rit de la page et du signe. Avez-vous déjà vu un enfant dévaler une prairie sous le galop des fleurs ? Il fuit une bibliothèque. Laissons-lui le temps de passer de l'insouciance au malheur ou à. la terrible espérance d'être né. Nul n'entre dans une bibliothèque s'il n'a déjà été saisi d'effroi ; nul n'y demeure s'il n'a laissé au dehors les illusions du monde ; mais nul n'en sort car elle émet plus de lumière que les ténèbre extérieures.
Je repensais à Suzanne Martinon. - "Repenser"- (...)
Que pouvais-je réellement savoir d'elle puisqu'elle n'était rien que ce nom et ce livre oubliés. (...)
On fait des livres le sanctuaire de la mémoire; mais ils sont tout autant le puits sans fond de l'oubli. (p. 81)
Demain, après-demain, et toute ma vie, je viendrais vers elle en ouvrant un de ses livres, non pour la chercher, car elle ne s'y trouverait pas, ni pour la deviner, car elle ne s'y révèlerait pas, mais pour partager les mêmes phrases, m'éveiller aux mêmes pensées, traverser les territoires où elle m'avait précédé. Ces livres qui l'avaient nourrie me nourriraient à leur tour et par eux nous serions reliés.
Comme on a peu lu quand on a beaucoup lu ! Arpenter la bibliothèque d'un autre, c'est traverser un pays dont on connaît la langue mais dont l'étrangeté grandit à mesure qu'on y pénètre.
Lire ne promet rien, ne protège de rien, ne garantit rien : les barbares aussi ont leurs œuvres préférées et leurs poèmes d'amour ; on connaît de grands imbéciles qui ont beaucoup lu ; on sait des bourreaux adossés à de somptueuses bibliothèques.
Je suis lecteur pour la télévision. Je lis des scénarios, parfois des romans, et aussi des textes informes et inclassables. Ce sont les plus douloureux à lire. On sait qu'on tirera de ce fatras un avis négatif, mais il faut persévérer, rester dans le sillon quatre cents pages durant, coûte que coûte. Lire dans ces conditions est une école de vie : on s'ennuie au début, on s'ennuie par la suite, et on finit en s'ennuyant. Mais on tient bon. Tant de devoir, de patience et de douleur peut mener à la sagesse.