Citations de Jean-Paul de Dadelsen (39)
Et pourtant Seigneur
je suis Vous, je suis une goutte infime de la même mer que les saints
et les anges, je suis un fil de la même tunique sans couture
(p. 72)
Les arbres dorment comme un corps inerte,
Un papillon se hâte vers sa perte.
Seul, sans recours, il faut fermer les yeux
Et tout au fond du noir creuser vers Dieu.
(p. 73)
[PSAUME]
La baleine, dit Jonas, c’est la guerre et son black-out.
La baleine, c’est la ville et ses puits profonds et ses casernes
La baleine, c’est la campagne et son enlisement dans la terre et l’épicerie
et la main morte et le cul mal lavé et l’argent.
La baleine, c’est la société, et ses tabous, et sa vanité, et son ignorance.
La baleine, c’est (dans bien des cas, mes frères, mes sœurs) le mariage.
La baleine, c’est l’amour de soi. Et d’autres choses encore que je vous dirai
Plus tard quand vous serez un peu moins obtus (à partir de la page x).
La baleine, c’est la vie incarnée.
La baleine, c’est la création, en fin de compte superflue, mais indispensable pour cette
expérience gratuite et d’ailleurs quasiment inintelligible.
La baleine est toujours plus loin, plus vaste ; croyez-moi, on n’échappe guère, on échappe
difficilement à la baleine.
La baleine est nécessaire...
Quel jardinier bizarre est le maître qui
fait attendre à celui qui plante un arbre qu’il soit mort
avant de laisser mûrir le fruit.
(p. 139)
Arrête-toi. Au lieu de haleter de seconde en seconde
Comme un torrent de roc en roc dévalant sans vertu,
Respire
Plus lentement et sans bouger, les pieds croisés, les mains jointes,
Regarde, comme si c'était le monde tout entier,
Un objet, menu et domestique, par exemple
Cette tasse.
Néglige sa courbure, ce bord ondulé, ces dessins bleus.
Ne considère que l'intérieur, cette cavité blanche, cette surface
Lisse.
L'eau n'est lisse ainsi que les soirs de grand calme
Après une journée qui rassemble et retient son bonheur
Au centre du silence où s'arrête son
Souffle.
Peux-tu nommer une jour, une heure, sans reflets d'hier,
Sans impatience de demain, où ton âme fut ainsi
Lisse ?
N'écoute pas ton coeur, ne compte pas ton pouls, ne songe pas
Au temps qui vers la mort te traverse, mais seulement
En arrêtant ton souffle regarde cette pure et seule qualité
De lisse. ...
Voici l'entrée, non pas de la sagesse, ni du silence,
Ni du parfait pouvoir sur toi-même et ton ombre,
Mais d'une première
Cavité assez lisse pour contenir une poignée de paix.
Maintenant tu peux dormir, les pieds joints pour ne pas couper
Le courant, les mains jointes, maintenant tu peux
T'élever
Lentement, calmement un peu plus haut que ton corps étendu
Et dénoué, comme si tu n'habitais plus que ta tête
Ou tes narines
Ou les environs immédiats de l'oeil pinéal ;
Maintenant au-dessus de ton corps, pacifié, au-dessus
De ta boîte à sornettes, dans le fluide lisse de ton âme déployée, tu peux
Veiller.
Jonas - 1962
Crépuscule
Salomon sait la malice, la ruse, l’intrigue
la longue ambition dissimulée, la grande
concupiscence du pouvoir qui brûle les chétifs,
ceux qui jamais ne furent, jamais ne seront, rois.
Salomon a vu se ranger les armées, trépignantes
de sottise sacrifiée sous les torchons sacrés.
Salomon a connu, assis sur leurs sacs de laine,
les juges frileusement jouant à décider d’autrui.
Salomon n’est pas désarmé devant le soir
qui ouvrant le sérail laisse derrière la tenture entrebâillée
une longue lueur verte mourir sur les collines confuses
d’où un jour très lointain doit venir le salut.
L’heure n’est pas aux prêtres délirants, aux mages
prophètes sautants et glapissants de haine dédiée.
L’heure est tout entière, et pour des siècles encore, à la seule
attente d’une venue qui tardera longtemps sur les collines.
Il est des siècles où le temps stagne. Pourtant
belles les moissons, pleines les brebis, à flots
les génisses au soir, les femmes à foison
à grands frais amenées entravées de soie.
Il est des nuits à se créer le vide dans l’âme
Qui plane haut au-dessus du corps contenté
Vide de toute brûlure. Il est des nuits où la chouette
Crie sans désir et sans regret dans l’arbre mort.
DÉPASSÉ. PROVISOIREMENT
Sombre. Mais l’espace plus vaste.
Moins de gens. Le sentier dans l’obscurité
mène-t-il vers une solitude plus vraie ?
Peut-être est-ce à cet âge, en ce lieu, ici
que se partagent les routes.
Sombres heures, journées, semaines. Ainsi
dans la plaine de ton enfance, les eaux très lisses,
très silencieuses. Et noires. Le cœur
s’est lassé de courir. À pas plus lents.
à pas presque égaux, ce cœur
nous entraîne sans bruit vers l’ampleur de la nuit.
Il ne désire plus. Ne gambade plus. Ne se cabre plus.
Mais à voix basse, dans la brise obscure, il chante encore.
Lente chanson linéaire, horizontale,
sans grincements, sans grimaces, sans cris.
Il est temps de dormir. Faut-il présentement
attendre le retour d’une aube plus mûre
pour un travail plus régulier ?
Ou faut-il déjà, faut-il vraiment, faut-il
descendre vers les rives de la grande eau souterraine ?
p.146-147
BACH EN AUTOMNE
V
À travers la futaie de l’orgue le souffle qui chantera la gloire du Seigneur
Est à larges semelles boueuses pompé par le fossoyeur sacristain.
Dans son effort boiteux sur le soufflet, le bonhomme, tête levée,
Bras à la barre, les jambes écartées figure une difforme
Étoile pentagonale
À mi-chemin entre l’origine et la perfection des temps,
Cinq est le chiffre de l’homme, irrésolu parmi les choses certaines.
Désordre essentiel dans la balance. Arbre mobile,
Animal hésitant, ange aveuglé. Adam dresse dans la lumière
Le cri de son infirmité.
Le pâtre, le pêcheur, et l’arbre même sont minuscules sur la plaine.
Grand arbre horizontal, j’ai souvent regardé le fleuve. Ô platitude divine !
Tandis que sur un même obstacle l’eau successive répète une forme perpétuelle
L’Elbe depuis la mer jusqu’à ses mille sources demeure
Partout présente d’un seul tenant.
J’ai vu l’oiseau judicieux pêcher de son bec courbe et jaune,
Le soleil d’entre les nuages allumer les bulles de la carpe. Ce sont
Détails heureux. Mais gonflé de pluie ou rumeur dans la brume
La voix qu’impose le fleuve surgit de la constance
D’une eau sans visage et sans nom.
Maintenant que ma vie est étale dans la plaine assombrie
Et que la nuit avec indifférence vient lisser mes eaux taciturnes,
Accorde-moi Seigneur, à l’heure où de tes profondeurs
Affleure l’ordre sonnant des astres , de refléter encore
Leurs intervalles immuables.
p.29-30
Tourne vers ton souverain condamné
Ton masque de poupée qui sourit. Ô seule forte et seule sage,
Ô seule école de la mort !
(Un chant de Salomon)
Le vent par-dessus les glaciers accouru du désert
vient à peine fraîchi tourmenter les branches du grand sapin.
Quand tout est en travail comment dormir, comment aussi mourir ?
(p. 141)
Âme, tu n’es que panse
vide toujours ventouse avide de sang frais tripe
anxieuse de nourriture
tes maigres mandibules
gloutonnement se saisissant de cadavre sacré
et mastiquant pour remplir et rassasier ta peur
ton doute immonde, ta sottise,
élève vers Dieu ta sordide prière de demande
Je te connais…
… Ta stérilité.
(p. 70)
Sur le nom de Bach (*)
Extrait 3
Le renard pris au piège à dents aiguës se coupe une patte pour
retrouver
Sa libre faim parmi les arbres noirs. La chenille se hâte vers le
soir
Où elle ira se brûler à la lampe. Le cerf brâme après la fraîcheur
des eaux.
Rien n’est tout à fait muet.
Même la pierre est active. Rien ne se refuse, sauf,
Quand elle se complaît à elle-même dans les ténèbres de sa
captivité,
L’âme.
* Dans la notation allemande, B = si bémol ; A = la ; C = do ; H = si naturel. Ainsi traduit, le nom de
Bach constitue un thème en si bémol mineur, qu’il a utilisé comme troisième thème dans la grande fugue inachevée de l’Art de la fugue.
LES VERGERS DE TOMBOUCTOU
4
Dormeuse,
Je garde loin de toi les esprits des morts futiles,
Les pensées des voyageurs distraits, les désirs des
Vieillards affligés d’incontinence mentale.
Dormeuse, viens
Me rejoindre sous l’arbre à rencontres.
Je te dénouerai dans la lumière jaune de mon repos.
Demain tu te réveilleras
Contente.
5
Les petites âmes aiment l’arbre à mensonges,
Les petites âmes vont y sécher leurs petites larmes.
Par de petits émois les petites âmes ajournent
La saison de grandir.
Psaume
La baleine, dit Jonas, c’est la guerre et son black-out.
La baleine, c’est la ville et ses puits profonds et ses casernes
La baleine, c’est la campagne et son enlisement dans la terre et l’épicerie
et la main morte et le cul mal lavé et l’argent.
La baleine, c’est la société, et ses tabous, et sa vanité, et son ignorance.
La baleine, c’est (dans bien des cas, mes frères, mes sœurs) le mariage.
La baleine, c’est l’amour de soi. Et d’autres choses encore que je vous dirai
Plus tard quand vous serez un peu moins obtus (à partir de la page x).
La baleine, c’est la vie incarnée.
La baleine, c’est la création, en fin de compte superflue, mais indispensable pour cette expérience gratuite et d’ailleurs quasiment inintelligible.
La baleine est toujours plus loin, plus vaste ; croyez-moi, on n’échappe guère, on échappe difficilement à la baleine.
La baleine est nécessaire .
Et ne croyez pas que vous allez tout comprendre comme cela d’un coup.
Car enfin,
Bien sûr la guerre est emmerdante
Bien sûr la société
Bien sûr le mariage
Mais on n’a pas encore trouvé d’autre école
De sorte qu’en fin de compte
Il ne reste en dernière analyse, comme cause d’emmerdement
Que l’amour de soi-même.
Car il faut savoir : l’on regarde au-dedans ou au dehors
(comme moi quand elle ouvrit la bouche – ou à travers moi).
Ainsi justement : la guerre,
La société, le mariage… il y en
A qui se servent comme
De tremplin pour saute plus loin qu’eux-mêmes…
Cinq étapes d’un poème
I
FEMMES DE LA PLAINE / C
Le dimanche nous sortions
nous promener au-delà de la gare
en robes claires et souliers blanchis à
la craie, on rencontrait
la pharmacienne.
Pendant la fête des
rameaux la fête des
tentes les gosses, envoyés chez le
boulanger juif rapportaient par piles
de grandes plaques de pain azyme.
Hélas jour sans levain. Où est
passée notre jeunesse et l’album où
l’on recopiait des poésies de
Lamartine (Alphonse de) au
si beau nom français si
distingué
jours sans levain. Et tout au profond
des eaux dormantes grandit à toute
petite vie la rumeur qui dans 20 ans
tuera.
/ Traducteur Baptiste-Marrey
Pâques, 1957
2
Pâques est le contraire de Noël.
La place se vide, l’être disparaît.
C’est la fin de la vie visible et charnelle,
des repas, des heures de sommeil. C’est la fin
de l’action à la fois visible et douteuse, mesurable, mesurée
tenue secrète, discrète.
Seules, deux, trois femmes rencontrent
le Présent. Elles ne se posent pas de questions, elles veulent savoir
ce qui est ou n’est pas. Puis quelques disciples par groupes
y compris Thomas. Auquel il faut venir montrer.
Il y aussi des caractères, des esprits divers.
En même temps, fleurs, arbres, vie qui déborde
les champs, animaux éveillés, activé à se joindre,
à nourrir, à tuer. Début de triomphe du visible, du
matériel, qui ne commencera à fondre, à disparaître
qu’au début de l’hiver. Splendeur des fourrures.
Splendeur des yeux, des pattes. Ignorance totale.
Ignorance du monde plus durable, plus long.
Est-ce le stade le plus gros, le plus lourd
de l’abêtissement visible pour l’âme, là où elle
ne peut même plus se souvenir, en tout cas plus dire.
Oncle Jean
Extrait 2
Mais qu’ont-ils fait ces ambassadeurs à la messe là-bas
pour prétendre juger ce long chemin, noir dans la boue, dans la
servitude (ô révolte noyée dans la boucherie,
Bataille de Weingarten, sur les ordres de
Hochwohlgeboren le comte Truchiess von Waldburg
catholique incidemment, vingt mille paysans ont les yeux crevés ;
le libéral héritier dudit comte est un fort bon
ami de chasse d’excellent général catholique et sans nul doute
breton par quelque coin de Monsabert) si vous croyez
qu’on rigole tous les jours avec des
pommes de terre arrosées d’alcool de bois comme chez
les sauvages d’au-delà de l’Elbe ou même dans ces
vieux pays romains avec un peu de piquette sure
et le tonneau commencé de choux.
La fin du jour
Extrait 3
Ainsi, à l’Ermitage
parmi tant de noblement Poussins sur qui
La Néva pose ses reflets de gel,
le vieil Hendrijk, désormais se foutant d’être
de bon ton ou baroque ou structuré, peignant
à truellées de terres épaisses, à traînées
de couleur grattées au fond des pots, peignant
cette haute chose rectangulaire, et tout à droite,
sans raison anecdotique la moindre, ce personnage
indispensablement vertical et
le dessous des
sandales de l’Enfant Prodigue et les
épaules courbées vers lui du Père.
Nous fûmes entiers, carapacés de noir et de dur.
Eternel, tu nous as rompus. Où est présentement
le dehors, le dedans ? Éternel, tu nous as
cassés.
1954
LES VERGERS DE TOMBOUCTOU
6
Passé trente ans ne plante plus d’arbres à miroirs,
Passé quarante, taille court l’arbre à gloire,
Passé cinquante, arrose l’arbre à silence,
Pour qu’un matin, descendant au verger,
Pleuvent sur toi les fleurs de la tranquillité.
7
Je t’ai attendue sous l’arbre à fidélité,
Je t’ai espérée sous l’arbre à mémoire.
Excuse-moi. J’étais bête. Ô douce, ô sage, je te
Retrouve enfin sous l’arbre du sommeil…
LES VERGERS DE TOMBOUCTOU
2
Bel arbre que j’ai planté, arbre à réponses,
J’ai regardé souvent à la brise spirituelle
Palpiter tes feuilles doubles, pareilles
À la feuille sombre et claire du tremble.
3
Il n’est pas bon de trop longtemps sortir la nuit
Dénouer sa chevelure sensible sous l’arbre à paroles.
On apprend trop de choses. À la longue cela fatigue
Le pouvoir d’ignorer le lendemain.