Nommer les choses, les lieux, les êtres : tel est l'enjeu de tout pouvoir ; le pouvoir de Dieu sur le monde commence par le pouvoir du Verbe, celui des hommes sur les cités qu'il fonde par l'acte d'appellation des villes, des quartiers, des rues, mais aussi des individus. Tel est le rôle de l'État-civil. L'écrivain n'échappe pas à l'ambivalence de cet acte : nommer c'est donner l'existence, mais c'est aussi exercer un pouvoir, une tutelle, ainsi que l'exprimait Roland Barthes : « Le pouvoir est là, tapi dans tout discours que l'on tient, fût-ce à partir d'un lieu hors-pouvoir. » Mais alors que le pouvoir totalitaire, politique ou religieux, s'enferme dans une clôture qui l'isole, clôture soliptique par nature, le romancier compose dans un espace ouvert, grâce en partie à ses nombreux miroirs et mises en abyme, qui lui permettent de réfléchir non seulement les rapports de pouvoir de la société, mais aussi son propre acte.
Il faudrait aussi parler de ces moments d'extase que connaissent différents personnages, moments suffisamment récurrents au fil des différents romans pour constituer des points ou fixer notre interrogation : extase de Memed devant la beauté des vallons du Taurus, extase de Moustafa sur les dalles antiques des prairies parcourues, extase de Hassan, fils d'Ali le Longuet, enfant en perpétuel émerveillement, tel Salih; les flammes dessinent pour Hassan l' univers hors du temps ; extase au sens plein du terme : sortie du temps quotidien d'abord, puis expérience hors du temps, moment d'oubli parfait dans lequel tout sentiment du flux temporel s'abolit, où seule subsiste l'expérience de l'être pur, du sentir pur.
L'écrivain Yachar Kemal ne renie donc nullement l'héritage de la transmission orale ; en choisissant entre les monts du Taurus et l'école d'Adana, il n'a pas sacrifié la culture que l'on appellerait orale sur l'autel de la religion de l'écrit.…
Chaque endroit avait son odeur propre. Même la nuit, dans l'obscurité totale ou l'on ne voit rien, Kodja Halil pouvait deviner les lieux rien qu'à l'odeur.
La Tchoukourova réelle m'intéresse, mais la Tchoukourova imaginaire que j'ai créée m'intéresse davantage." (entretiens avec Alain Bosquet)