Je sors sur le ponton. Le petit bocal en verre se trouve là, juste à côté de l’échelle. Le thermomètre flotte comme d’habitude à la surface de l’eau, attaché à l’un des poteaux par un petit fil en nylon, j’ai une soudaine envie d’y jeter un coup d’œil. Vingt-neuf degrés. Je ne vois pas le dauphin, le vent a dû l’emporter. Je regarde l’orée du bois. La fumée est passée de gris foncé à noire comme la poix. Entre les cimes des arbres, j’entrevois des flammes. Le ciel est une bouillie de suie et de cendres traversé de traînées écarlates, il tremble dans la chaleur, malgré le vent j’entends les craquements des arbres et des buissons. Je fais volte-face et je me dirige vers le petit vieux.
— Allez, venez ! Nous pouvons nous serrer dans la voiture, vous ne pouvez pas rester, vous le comprenez bien !
La société ne doit pas gaspiller du temps et des ressources inutilement, juste parce que vous…
Il demeure immobile. J’avance d’un pas vers le banc, je tends une main. Le vieux corps se fige, un mouvement imperceptible sous les vêtements, des tendons, du cartilage qui se tendent. L’idée de le hisser du banc, le guider, le porter, le transbahuter jusqu’à la maison puis à la voiture où se trouve déjà une famille de trois enfants avec tout son paquetage me fatigue d’avance.
N'aie pas honte d'être humain. Sois-en fier
La nature ne négocie pas. On ne peut ni la convaincre, ni l'apaiser, ni la menacer. Nous sommes une catastrophe naturelle qui s'étend depuis dix milles ans, nous sommes la sixième extinction de masse, nous sommes un super-prédateur, une bactérie meurtrière, une espèce invasive, mais pour la nature nous sommes qu'une ride sur la surface. (...) Lorsque nous disons que nous sommes en train de "détruire la planète" ou d'"endommager la nature" c'est un mensonge égocentrique. Nous ne détruisons pas la planète. Nous ne détruisons que nos possibilités d'y vivre.
La civilisation court à sa perte et à terme aussi toute l'espèce, la plupart des gens pensent sans doute que l'être humain existera sur cette plante dans cent ans, trois à cinq cents ans c'est aussi possible de se l'imaginer, sous une forme quelconque, au moins dans certaines régions, mais dans mille ans ? Dix mille ans ? C'est ridicule, pourquoi existerions-nous encore ?
Elle sourit de ses dents d'une blancheur éclatante.
Et dans cela réside une certaine liberté. Une consolation. Il n'y a pas de problèmes environnementaux, il n'y a pas de crise climatique, il n'y a pas de fin du monde. Ce qu'il y a, ou y avait, c'est une espèce de mammifères qui s'est multipliée ah point de briser tous les écosystèmes dont elle dépendait, ce qui l'a menée au suicide collectif et c'est dommage, bien sûr, si on a le malheur d'appartenir à cette espèce, mais dans une perspective cosmique ou évolutive, c'est tout à fait insignifiant. Ça n'a pas la moindre importance.
Elle balaie le public du regard. Certains prennent des notes, mais le majorité d'entre nous l'écoutons sans broncher.
Alors qu'est-ce qui importe ?
Mais la voiture ne démarre pas.
J'appuie sur le bouton, encore et encore, je vérifie que le levier de vitesse est en mode parking, le frein est desserré, toutes les portières sont fermées, même si ça n'a aucune importance, mais la voiture ne démarre pas, rien ne s'allume, rien ne réagit, pas de bip, elle est complètement HS.
J'inspire profondément à travers les dents et je suis à deux doigts de hurler, sur Zack, sur Vilja, qui a allumé une maudite lumière pour trouver un truc tombé entre les sièges et qui a oublié d'éteindre ou de fermer une portière, qui a joué avec les phares ou utilisé le chargeur USB pour brancher son portable ou sa tablette ou je ne sais ce qui s'est passé, ma rage a atteint son paroxysme, et au même moment je sens une main sur mon bras, c'est Carola qui dit pardon. Pardon.
- C'était hier, il faisait si chaud, Becka hurlait. Je suis montée avec elle dans la voiture. Juste un peu. Avec la clim. Elle aimait bien la fraîcheur.
Désolé pour le bruit, mais je suis en train de ranger la voiture, nous devons nous dépêcher de partir.. Les informations, enfin ça dépend de ce que vous entendez par là. Bien sûr qu on a reçu des informations indiquant quil fallait partir etc., mais dans une perspective à long terme, cette canicule extrême est causée par une crise climatique que toutes les autorités du monde occidental connaissent depuis des décennies sans avoir agi, et là je pense qu on aurait pu mieux nous INFORMER, je veux dire, pas maintenant, mais il y a dix, vingt ou trente ans, on aurait au moins pu nous INFORMER que l'Etat n'avait pas l'intention de remplir sa mission la plus importante, à savoir protéger la population mondiale d'une série de catastrophes très prévisibles.
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L'insolence, l'égoïsme, l'absence totale de reconnaissance qui semblent couler dans ses veines, tout cela se pose comme une pellicule sale, grasse, sur le bonheur qui à l'époque m'emplissait chaque fois que je plongeais dans ses yeux bleu clair.
Nous devons leur apprendre que le pire n’est pas ce que la nature va nous faire. Mais ce que nous nous ferons les uns les autres.
Parce qu'on shabitue, dis-je en réponse aux questions des journalistes, c'est le plus terrible avec les changements climatiques, on apprend à vivre avec les feux de forêt, le canicules, les sans-domicile qui crèvent littéralement de chaud à Paris, Berlin, Madrid, des millions de morts en Inde quand les moussons ne viennent pas, la société grecque qui s'est effondrée, le secteur agricole à l'ouest des États-Unis qui s'est asséché jusqu'à disparaitre, les pluies torrentielles qui balaient des villes entières en Europe, mais nous allumons la clim lintérieur et le barbecue à l'extérieur, la survie de l'humain s'est basée sur notre capacité d'adaptation unique qui à présent nous mène à notre fin, nous suivons sans poser de questions, comme des moutons, et quand le bétail doit être abattu d'urgence ça fait du filet de bœuf bio bon marché.
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-C'est tout ce bordel aussi, dis-je avec un geste vers la situation chaotique sur le quai. La vie s'écoule et ce serait différent si l'on pouvait se projeter dans un avenir radieux, se dire que toi et moi on pourrait profiter d'une vie un peu luxueuse après cinquante, soixante ans, mais ça ne se passera pas comme ça, hein ? La vie c'est ça maintenant et ça va aller de mal en pis. Tout. On ne peut qu'espérer mourir avant que ça ne devienne totalement insupportable. Mais la chaleur, l'eau, la nourriture. Qu'on réussisse à faire fonctionner la société quelques années de plus, avant que la prochaine pandémie ne referme tout. Qu'on ne soit pas obligés de manger des insectes. Que les racistes et les fous ne conquièrent pas encore plus de régions du monde. Qu'il y ait du café à boire dans notre maison de retraite.
(pp.112-113)