La pensée terrible qu'après la retraite de Dieu dans le silence, les anciens mécanismes qui faisaient se dresser les prophètes puissent continuer à fonctionner (...) et pousser des hommes sauvages et barbus à prendre la route dans le temps et à crier, à qui voulait l'entendre, leur avertissement inarticulé.
Non, ce qu’il ressentait, et avec la force d’une sensation physique ou d’une secousse, c’était plutôt, lui sembla-t-il, cette vieille question à la fois embarrassante et chérie des philosophes : la fugacité du temps. Les jours, les mois, les années, si vivants qu’ils fussent, sombraient dans le néant. Les verts étés sans fin de son enfance dans le Wisconsin, puis ses années d’études à la fois joyeuses et anxieuses (il se souvenait des caractères et même de la texture du papier du Kant qui l’absorbait dans son coin de la bibliothèque), puis vingt ans d’enseignement – mais surtout, en plus affreux, cette longue plage de temps passé avec Ellen… Tout ce temps ensoleillé et lourd d’événements se ratatinait, pour ne laisser que quelques cailloux à l’arête coupante, quelques images figées dont toute émotion a été vidée, ou qui ne contiennent plus que le spectre, exsangue et à face d’enfant, de l’émotion…
George Loomis faisait distraitement tourner la cuillère dans sa main tandis qu'ils parlaient. Elle faisait partie du service en plaqué argent qu'on leur avait offert pour leur mariage. Il regrettait qu'ils n'eussent pas choisi quelque chose d'authentique - parcequ'ils étaient ses amis, et que cela le gênait que des amis à lui eussent de la camelote chez eux. Elle l'avait choisi parce que c'était "pratique", sans aucun doute, oubliant que le plaqué se raierait et s'userait et que, de toute façon, quand on épouse un homme qui a été célibataire pendant toutes ces années, on n'a pas besoin d'être d'une telle radinerie. Mais par dessus tout, ce qui n'était pas bien, c'est que c'était léger. Dans la main, on ne la sentait pas, cette cuillère. Les bonnes choses, on sait qu'on les a quand on les a en main.
Certains prétendent que poser la bonne question est la réponse.