Citations de Kate Mosse (224)
Alaïs tira la porte et émergea dans la grande cour, face au jour qui se levait.
Les feuilles de l'orme qui s'y dressait au centre, à l'ombre duquel le vicomte Trencavel rendait la justice, s'étaient teintées du noir de la nuit finissante. De ses branches frémissant de vie, montait le chant de l'alouette auquel répondait le gazouillis strident du roitelet.
Alaïs soupira : restait à espérer qu'avec le temps les choses s'arrangeraient.
Un imperceptible changement dans l'air, l'obscurité profonde qui virait lentement au gris, le chant bref d'un oiseau à proximité lui apprirent que l'aube approchait, et que le sommeil la fuirait pour le reste de la nuit.
De longues années durant, dans le vide des heures entre le crépuscule et l'aube, alors que sa sœur sommeillait auprès d'elle, son père n'avait cessé de parler, mettant ses démons en fuite. Il avait interdit aux prêtres noirs catholiques, porteurs de faux symboles et de superstitions, de s'approcher d'elle.
Et ses paroles l'avaient sauvée.
Une prémonition ? Ou seulement un cauchemar ?
Elle n'avait aucun moyen de le savoir. Elle le redoutait.
Alaïs tendit la main vers le baldaquin qui encadrait le lit, comme si au contact d'un objet réel, elle serait devenue moins transparente, moins immatérielle. Le tissu usé, poussiéreux, imprégné des odeurs familières du château, acheva de la rasséréner.
Le même rêve la poursuivait nuit après nuit. Chaque fois qu'enfant, elle s'était éveillée dans le noir, en larmes et apeurée, son père avait été à son chevet, veillant sur elle comme s'il s'était agi d'un fils. Alors que s'éteignait la chandelle et qu'une autre était allumée, il lui racontait à voix basse ses péripéties en Terre sainte. Il évoquait le désert plus grand que les mers, les arabesques des mosquées, l'appel à la prière adressé aux Sarrasins. Il lui décrivait la subtile odeur des épices, les couleurs éclatantes, le goût relevé des nourritures. Le formidable et sanglant éclat du soleil se couchant sur Jérusalem.
Mais elle était dans son lit, au Château comtal, en toute sécurité. Peu à peu, ses yeux s'accoutumèrent à l'obscurité. Elle reconnut les lieux, et comprit qu'elle était hors d'atteinte des êtres aux yeux noirs qui hantaient son sommeil, et des mains adipeuses et crochues qui tentaient de la retenir. Ils ne peuvent plus rien contre moi. Le langage gravé dans la roche qui avait hanté son sommeil – des signes dénués de sens et non des mots – n'avait pas plus de substance qu'une volute de fumée dans le ciel automnal. Les flammes s'étaient éteintes, elles aussi, ne lui laissant en mémoire qu'un brûlant souvenir.
À peine éveillée, Alaïs se redressa d'un bond, les yeux écarquillés. Comme un oiseau pris au piège, la peur palpitait dans sa poitrine. Elle y porta machinalement la main pour apaiser les battements désordonnés de son cœur.
Elle demeura un instant inerte, dans un état de demi-éveil, comme si une part d'elle-même voulait encore s'attarder dans son rêve. Elle se sentait flotter, contemplant son corps de haut, à la manière dont les gargouilles grimaçantes de la cathédrale Sant-Nasari regardaient la foule.
Sans compréhension, il ne peut y avoir de rédemption.
A l'arrivée du printemps, le monde sortit timidement de son flou sur la note flûtée d'une grive qui chantait près de ma fenêtre.
Les morts laissent une ombre derrière eux, l’espace où ils vécurent résonne encore de leur écho. Ils nous hantent, sans jamais s’effacer ni vieillir comme nous le faisons. Ce n’est pas seulement leur futur que nous pleurons, c’est aussi le nôtre.
Le temps est élastique, il se dilate, se contracte, mais ne s'arrête pas quand on en aurait le plus besoin.
Les morts laissent une ombre derrière eux, l'espace où ils vécurent résonne encore de leur écho. Ils nous hantent, sans jamais s'effacer ni vieillir comme nous le faisons. Ce n'est pas seulement leur futur que nous pleurons, c'est aussi le nôtre.
Rochers et forêts mordaient presque sur la route, comme pour revendiquer ce que l'homme leur avait pris.
Au contraire, au fil du temps et des saisons allant du vert intense à l'or pourpre, j'étais de moins en moins capable d'accepter la mort de mon frère, et je me refusais à croire en sa disparition. J'avais eu beau passer par toutes les phases attendues, incrédulité, déni, colère, regret, le chagrin n'avait pas desserré son emprise. Je méprisais l'être misérable que j'étais devenu, mais semblais incapable d'y remédier.
Toulouse passait pour l'une des plus belles villes du sud de la France. Et Freddie était sensible à cette beauté, à l'élégance de ses édifices du XIXe siècle, au passé médiéval qui dormait sous ses pavés et colonnades, aux clochers et aux cloîtres de Saint-Étienne, au large fleuve qui divisait la cité en deux. La ville rose... C'était à ses façades de brique rose dont la couleur chantait sous le soleil d'avril que Toulouse devait son surnom.
Il saisit le fin tissu et le sortit lentement du sac. L'étoffe pâle sembla chatoyer, illuminant la pénombre grise de la modeste pièce. La trame de lin et la chaîne de soie étaient si délicates au toucher. Comme pour la première fois, il admira les gracieuses broderies ornementales sur toute la longueur du suaire. La magnifique calligraphie coufique n'évoquait rien pour lui, et pourtant, tout.
L'espace d'un instant, il eut l'impression de presque pouvoir sentir la fraîcheur de la tombe et les parfums exotiques de la Terre sainte, les oliveraies et les herbes amères du sépulcre.
Il en est beaucoup qui évoquent Carcassonne d'une voix entrecoupée, comme s'ils parlaient d'une amante.
Une couronne de pierre posée sur une colline verte, une citadelle médiévale qui se dresse en monument au charme romantique du passé. Un symbole de l'indépendance du MIDI;
Les hautes tours carrés de Notre-Dame se dressaient, magnifiques, dans un ciel bleu sans nuages. La rosace ouest et les fenêtres cintrées qui l'encadraient, avec leurs vitraux ancestraux, brillaient de mille feux dans la lumière matinale. Même les gargouilles semblaient animées d'une expression plus affable que d'ordinaire.
Alors que les premiers rayons du soleil éclairaient la pièce, Minou signa, sécha et scella la lettre, puis agita la sonnette. Un domestique vint prendre le pli, emportant les mots qui allaient briser un autre cœur.
J’ai été élevée dans la foi catholique, mais aussi dans l’ouverture aux idées et convictions d’autrui. Je crois vous avoir dit que mon père tient une librairie à Carcassonne ? Il offre un assortiment de textes propre à satisfaire tous les goûts.
– Les catholiques de Toulouse ne sont pas disposés à être aussi tolérants.
– Mon père dirait que la foi d’un homme ne regarde que lui, à condition qu’il respecte les lois du pays. Celle d’une femme aussi, car mon sexe est tout aussi capable de pensée rationnelle et de dévotion que le vôtre. Et ce dont j’ai été témoin rue Nazareth n’a fait que confirmer ce que je soupçonnais depuis longtemps, à savoir que le conflit actuel est en grande partie motivé par un désir de pouvoir plutôt qu’une véritable piété. C’est cela qui a causé les émeutes d’hier, non un quelconque amour de Dieu.