Partant de son enfance dans le Mississippi, passée aux côtés d'une mère brillante mais compliquée, Kiese Laymon retrace les événements et les relations qui l'ont façonné. de ses premières expériences de violence et de racisme jusqu'à son arrivée à New York en tant que jeune universitaire, il évoque avec une sincérité poignante et désarmante son rapport au poids, au sexe et au jeu, mais aussi à l'écriture.
En explorant son histoire personnelle, Kiese Laymon questionne en écho la société américaine ; les conséquences d'une enfance passée dans un pays obsédé par le progrès mais incapable de se remettre en question.
Récit intime qui met en lumière les échecs d'un pays, Balèze est un formidable acte de défi et de courage.
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Nous avons toujours été une famille noire tordue du Sud des États-Unis portée sur le rire, les mensonges extravagants, et les livres. Et c’est grâce à tous ces livres, rires, et mensonges, et grâce à toi qui m’as rabâché de lire, relire, écrire, et réviser, que jamais les mots, la ponctuation, les phrases, les paragraphes, les chapitres, et les espaces blancs ne m’intimideraient. Tu m’as donné un laboratoire noir du Sud pour œuvrer avec les mots. Là, j’ai appris à assembler mémoire et imagination dans des moments où j’avais surtout envie de mourir.
Je rendais toutes mes dissertation mais en vérité je n'assistais et ne participais vraiment qu'à un seul cours intitulé "Introduction aux études féminines". Je lisais tout deux fois pour ce cours, arrivais en avance, et traînais à la fin car je découvrais un nouveau vocabulaire qui me permettait de mieux comprendre ce que je voyais se propager sous mes yeux. Avant d'assister à ce cours, je savais que les hommes de tous horizons maltraitaient les femmes comme jamais une femme n'aurait pu maltraiter un homme. Je savais que ce pouvoir de maltraiter détruisait intérieurement les hommes autant qu'il détruisait les femmes intérieurement comme extérieurement.
J'ai écrit ce dont je me souvenais du discours de Mme Walker sur la dernière page du livre et j'ai lu et relu : "Ils chercheront à te distraire Ils essaieront de te tuer. Ne te laisse pas distraire. Garde ton cap. Écris à et pour notre peuple."
J'adorais ces phrases mais au fond la différence entre "écrire à" et "écrire pour" quiconque m'échappait. Personne ne m'avait jamais appris à écrire à et pour mon peuple. On m'avait appris à imiter Faulkner et à écrire à et pour mes professeurs. Et tous mes professeurs étaient blancs. Lorsque je t'écrivais, je le faisais avec l'espoir de m'en sortir assez bien pour m'éviter une raclée.
« Je te rappellerai que je ne t’ai pas écrit ce livre uniquement parce que tu es une femme noire, ni parce que tu es née dans le Sud profond, ni parce que tu m’as appris à lire et à écrire. Je t’ai écrit ce livre parce que, même si nous nous sommes fait du mal comme le font parents et enfants en Amérique, tu as fait ton possible pour t’assurer que le pays et notre État ne meurtrissent pas leurs rejetons les plus vulnérables. Je te dirai qu’à cause des Blancs et du pouvoir blanc je me suis souvent senti dégoutant, criminel, en colère, et effrayé quand j’étais petit, mais qu’ils n’ont jamais réussi à me donner le sentiment d’être incapable intellectuellement, parce que je suis ton fils. »
Je me suis assis dans le bureau du principal en repensant à ta mise en garde la veille de la rentrée à Saint-Richard : " Il faut que tu sois deux fois plus excellent et deux fois plus attentif à partir de maintenant. Tout ce que tu croyais savoir change demain. C'est parce que tu seras deux fois plus excellent que les Blancs que tu pourras obtenir la moitié de ce qu'ils ont. Tu as compris ? Si tu es en dessous, tu vivras l'enfer."
Selon moi, nous étions déjà deux fois plus excellents que les gosses blancs de Saint-Richard parce que leur bibliothèque ressemblait à une cathédrale et la nôtre à une vieille caravane calée sur parpaing.
Ce jour-là, mon père a sorti du congélateur des boules de neige qu'il avait confectionnées pendant l'hiver pour que puissions faire une bataille de boules de neige en plein été.
Tu m'as fait lire plus de livres et écrire plus de rapports de lecture que tous les parents de mes amis, mais rien ne m'avait préparé à écrire ou m'exprimer sur mes souvenirs de sexe, de son, d'espace, de violence, et de peur.
Je ne détestais pas les Blancs. Je ne craignais pas les Blancs. Je ne me laissais pas impressionner, ni même contrarier facilement par les Blancs car avant même d'en rencontrer en chair et en os, j'avais déjà croisé la route des héros, antihéros, et autres écrivains de tous les textes que j'avais pu lire en primaire et depuis que j'étais au collège. Ainsi, je connaissais Wonder Woman, le narrateur des Années coup de cœur, Ricky de Ricky ou la belle vie, Booger des Tronches, Spock de Star Trek, Mallory de Sacrée Famille, quasi tous les entraîneurs et les propriétaires de mes équipes préférées.
J’avais seize ans J’étais devenu quelque chose dont la violence dépassait largement celle d’un Hulk. Je mentais ; trompais ; manipulais ; j’étais un gros garçon noir, gaitriste et chauve, avec un souffle au cœur ; et, selon toi et la fille blanche à laquelle je racontais tous les jours des bobards, un type bien. »
Pour la première fois de mon existence, j’ai compris que dire la vérité n’avait rien à voir avec le fait de toucher à la vérité. Pour toucher à la vérité il fallait essentiellement relire et réarranger les mots. Relire et réarranger les mots ne nécessitait pas seulement d’avoir du vocabulaire ; il fallait de la volonté, et peut-être du courage. Revoir l’agencement des mots revenait à revoir des modes de pensée. Revoir des modes de pensée façonnait la mémoire d’une certaine manière. Je savais, en me replongeant dans tous ces mots, que les souvenirs étaient là. Il me fallait simplement réorganiser, ajouter, enlever, soustraire, observer, et passer au crible jusqu’à trouver le moyen de libérer ma mémoire.