Laura Joh Rowland

Sano n'avait jamais vraiment réfléchi au petit nombre de possibilités qui étaient offertes aux femmes. Mais il vit soudain avec une clarté troublante le champ limité de leur vie : épouse, servante, nonne, concubine, prostituée, mendiante. Le mariage et la maternité étaient honrables et pouvaient les rendre heureuses, mais sans jamais leur permettre d'être indépendantes, d'étudier, de pratiquer les arts martiaux, et de vivre les aventures ou les exploits qui donnaient un sens à la vie des hommes. Mal à l'aise, Sano pensa à Reiko qui luttait contres ces restrictions de la culture japonaise, et à ses propres efforts pour l'en dissuader.

-Mariko nous prépare et nous sert tous nos repas, dit la femme en jetant un regard furieux à sa belle-fille. [...] Elle l'a sûrement empoisonné ! Ils ne s'entendaient pas et, la nuit elle refusait de faire son devoir d'épouse. Elle déteste faire le ménage, les courses et la couture, et aussi de s'occuper de moi et aider au magasin pour payer son gîte et son couvert. On l'a privée de nourriture, on l'a battue mais ça n'a rien changé. Elle a tué son mari pour pouvoir rentrer chez ses parents, Honorable Magistrat, et je vous supplie de rendre justice à mon fils en condamnant à mort cette horrible fille !

Harume ouvrit le coffret laqué et en sortit un long rasoir brillant, un couteau à manche de nacre, et un flacon noir dont le bouchon portait son nom peint en caractères dorés. Tandis qu’elle disposait ces objets devant elle, un frisson d’appréhension la traversa. Elle redoutait la douleur et avait horreur du sang. Et elle craignait que quelqu’un ne vienne interrompre cette cérémonie – ou pire, ne découvre sa liaison secrète. De dangereuses intrigues assombrissaient sa vie, car certaines personnes semblaient souhaiter sa disgrâce et son bannissement du château. Mais l’amour exigeait des sacrifices et impliquait des risques. Ses mains tremblantes versèrent du saké dans les deux coupes dont l’une était pour elle, et l’autre, symbolique, pour son amant absent. Elle leva la sienne et la but. Ses yeux se mouillèrent et sa gorge brûla, mais l’alcool galvanisa son courage et sa détermination.

Au cœur du palais impérial, une chaude nuit d'été enveloppait le jardin. Le feuillage immobile des érables, des saules, des cerisiers et des pruniers formait une voûte sombre au-dessus des parterres de fleurs et des allées de gravier. La pluie du soir avait cessé, et la pleine lune brillait à travers les nuages vaporeux. L'eau calme de l'étang reflétait la luminosité du ciel. Au centre, sur un îlot, un pavillon rustique se dressait parmi les pins aux troncs tordus, et la lumière d'une lanterne étincelait derrière les croisillons de la fenêtre.
À l'ouest de ce jardin se trouvaient les résidences, les salles de cérémonie, les bureaux, les entrepôts et les cuisines de la famille impériale. Leurs toits de tuiles miroitaient sous les rayons argentés de la lune. Dans une allée entre deux bâtiments, une seconde lanterne apparut, tenue par la main du «ministre de la gauche», le plus haut fonctionnaire de la cour.
Il s'approcha de l'étang qu'il longea à grands pas pour rejoindre le pont de pierre reliant l'îlot. Un voile de chaleur moite embrumait l'atmosphère et les lucioles clignotaient faiblement, comme si l'humidité ambiante atténuait leur éclat. Près d'une petite cascade, les coassements rythmés des grenouilles se détachaient sur le fond sonore du chant mêlé des cigales et des grillons. La lanterne projetait l'ombre de la haute silhouette du ministre de la gauche qui était vêtu dans le style impérial archaïque - les pantalons larges et la veste courte dont les longues basques traînaient à terre. Sous son chapeau noir à larges bords, elle éclairait le visage cireux d'un homme d'âge moyen, qui avait hérité des sourcils arqués et du nez hautain de la lignée d'ancêtres qui s'étaient succédé à son poste. Un sourire flottait sur ses lèvres. Il suivait l'allée bordée d'arbres vers son rendez-vous secret et, plein d'impatience, il pressa le pas en aspirant de grandes goulées d'air nocturne.