Alors voilà, ta vérité est là, indéniable et elle te fait face comme un
ennemi courageux. Tu ne cherches pas à détourner les yeux, acceptes
de la regarder sans la craindre, calmement, non pas comme si elle
n’était rien, non, mais comme une évidence qui ne serait pas plus
dramatique qu’une autre. Cela te demande un effort considérable qui
pourrait te mettre à terre. Tu as envie de pleurer, de crier, de griffer le
papier peint qui recouvre les murs du bureau avec tes ongles ou de le
déchirer avec tes dents. Tu aurais ressemblé à une folle, une cinglée,
une tarée si tu avais pleuré, crié, griffé ou déchiré les murs. Ce n’est
pas à une folle que tu ressembles, non, vraiment pas, même si tu es à
deux doigts de le paraître à certains moments. Mais personne, ici, ne
s’y trompe. Tout le monde sait que tu oscilles sans cesse entre une
présence chaleureuse, ouverte à l’autre et une perte de toi-même
parfois abyssale - oui, abyssale, le mot, dans le vocabulaire du
nouveau psychiatre, n’est pas trop fort. C’est un fait devenu
indiscutable, une vérité, la tienne.
PORTRAIT D'UNE FILLE QUI NE SE RESSEMBLE PLUS
LAURENT GEORJIN
ÉDITIONS DU CANOË
C’est le dernier jour, le dernier jour de l’année. Tu ne sais pas laquelle. Tu n’as pas de calendrier sous les yeux ni à portée de mains. Tu n’as jamais voulu en avoir au long des six années que tu as vécu ici. Déjà, de l’autre côté, le temps ne te préoccupait pas, il passait presque sans toi. Du moins c’est ce que tu voulais croire.
Le temps te rattrape. Il te retire de l’éternité. Si quelqu’un pouvait te voir, il penserait sûrement que tu n’en souffres pas et que cela n’a pas l’air de te surprendre non plus. Au long de ces six années passées ici, bientôt sept, tu as appris à ne plus être surprise, tu as refusé l’étonnement. Ce n’était pas un choix. Cela ressemblait à une nécessité. Comme celle de manger ou de dormir. Tu n’as jamais eu tellement faim et tu as toujours très mal dormi. Comme si ton appétit et ton sommeil dépendaient de cette nécessité que tu essaies maintenant de saisir un peu honnêtement, sans vouloir te réfugier dans une autre illusion. Comme s’il y en avait d’autres. Comme si l’illusion de l’éternité ne les contenait pas toutes.
C’est le dernier jour de l’année. Tu le sais grâce au journal que tu tiens depuis ton arrivée ici. Ce journal que tu laisseras à ton départ comme une trace de toi-même te permet de compter les jours depuis la fête où chacun s’embrasse en se souhaitant de jolies choses pour toutes les nouvelles journées à venir. Une autre fête, la septième depuis que tu es ici, se déroulera ce soir dans la grande salle, la salle des occasions. Changer d’année est une occasion ici. Une occasion pour faire semblant d’être vivant et ressembler un peu aux autres qui pensent l’être toujours parce qu’ils croient être continûment de l’autre côté. Comme si l’autre côté était immuable et qu’il était définitivement protégé de toutes les menaces d’anéantissement que peuvent avoir en eux les esprits dérangés. Imiter les vivants n’insuffle pas la vie et faire en sorte de leur ressembler en tout point le dernier jour de l’année, comme à Noël, comme à chaque anniversaire, la caricature jusqu’au grotesque. Un sans-tête a toujours l’air d’un sans-tête. Rien ne peut l’extraire de sa présence fantomatique. Qu’il soit déguisé en gai-luron, qu’il déballe un cadeau ou souffle des bougies, il erre toujours en lui-même. Un nouveau simulacre de fête aura lieu ce soir dans la salle des occasions malgré cette évidence.
Voilà. Tu attends la nuit. Tu regardes le ciel qui s’obscurcit à travers la fenêtre de ta chambre. Tu ne sais pas quel mot achèvera ton journal. Tu ne veux pas qu’il finisse par une phrase mais par un mot seul. Tu ne le connais pas. Nombreux sont ceux qui pourraient convenir ! C’est comme avoir du mal à interrompre une conversation au téléphone avec quelqu’un que l’on aime. Amour. C’est bien, amour. Amour.
La nuit sera déjà épaisse quand tu partiras. Tu courras dans l’obscurité, au moins dans les premiers mètres de l’allée, pour ne pas être repérée. Une infirmière pourrait regarder au-dehors en passant devant les fenêtres de la salle des occasions. Il y a toujours une infirmière qui jette un œil à travers les fenêtres, de jour comme de nuit, au moment où les sans-têtes ne s’y attendent pas. Aucune ne te verra ce soir. Aucune ne te poursuivra. Ce soir, le dernier de ton existence, ta liberté te donnera des ailes et te rendra invisible pour toujours. Enfin, parfaitement confondue à ta vérité, à ce que tu as pris pour telle, tu ne te ressembleras plus.
Avant de lui donner, tu prépares ton départ. Tu ranges tes affaires dans l’armoire. Tu réécris aussi partiellement la lettre que tu as choisi de laisser comme une prière aux autres et tu la mets en évidence sur le rebord de la fenêtre de ta chambre. Tu as vu cela dans un film qui raconte l’histoire d’une écrivaine anglaise poussée, à cause des voix qu’elle entend dans sa tête, à mettre fin à ses jours en se noyant dans une rivière. Tu as su immédiatement que tu lui ressemblais profondément même si tu n’entendais aucune voix. Tu as su que tu avais aussi en toi le geste qu’elle commet face à elle-même dans le respect de la vie qu’elle ne veut pas, sa raison devenue trop fragile, abîmer.