Cette anne?e, trois romans seulement. Trois auteurs qui, chacun a? sa manie?re, se sont penche?s sur le destin de personnages aussi singuliers qu?attachants.
Et qui nous font parcourir la France, de la banlieue jusqu?aux plaines, en passant par les cimes.
Notre premier coup de c?ur va a? une de?couverte ; celle de Mathieu Palain qui signe, avec Sale Gosse, son pre- mier roman. Roman urbain, politique et social, il de?peint l?incroyable lien qui se noue entre un jeune de?linquant, Wilfried, et Nina, son e?ducatrice.
Puis nous retrouvons Jean-Baptiste Andrea, remarque? avec Ma reine (20 000 exemplaires vendus, traduit en 9 langues et multiprime?), en 2017. Cent millions d?anne?es et un jour nous entrai?ne dans la que?te obsessionnelle d?un pale?ontologue en fin de carrie?re. Un re?ve qui prend la forme d?un dinosaure et qui l?emme?nera au bout de sa folie. Un roman flamboyant ou? vibre la nature, la montagne, la solitude, le silence, l?effort. Mais aussi l?enfance, sombre et lumineuse.
Enfin, quelle joie d?accueillir une romancie?re et poe?tesse confirme?e, Ce?cile Coulon (prix des Libraires 2017 pour Trois Saisons d?orage), qui a choisi L?Iconoclaste pour publier son sixie?me roman et poursuivre sa carrie?re. D?une e?criture puissante, elle livre Une be?te au Paradis, texte charnel, fe?minin, qui nous plonge dans l?attachement aussi passionnel que destructeur d?une grand-me?re et de sa petite-fille pour les seules choses qu?elles posse?dent : leur terre et leur ferme.
Se jouer du destin, aller au bout de ses re?ves, rompre le male?fice; sous leur plume cine?matographique, jeune, cre?ative, ces sujets qui, depuis toujours, font vibrer la lit- te?rature deviennent urgents, absolument actuels. En un mot, Iconoclaste.
SOPHIE DE SIVRY avec JULIA PAVLOWITCH et LOLA NICOLLE
Musique : Lou Rotzinger
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Nous avions la chance – le privilège – inouïe de la liberté. Mais, comme pour l’amour, nous avions rêvé d'un travail qui nous définirait, nous rendrait heureux. Profondément heureux. Dans lequel nous aurions pu pleinement nous réaliser. Mais cela, évidemment, n’était pas advenu. Nous étions en quête d’un absolu. Dans la recherche d'un sens que l’entreprise ne semblait guère pouvoir nous offrir. Nous l’avions remarqué: cette poursuite s'annonçait tout à fait illusoire. Alors, nous avions commencé à nous faire une raison. Et se faisant, on s’était demandé qui avait bien pu nous mettre cette idée en tête – que le travail avait un lien quelconque avec le bonheur. Qu’il s’obtiendrait contre une rémunération? p. 143
« Tomber-amoureux, verbe du premier groupe : avoir la sensation que la conversation avec une autre personne est illimitée, et souhaiter que la discussion, sans cesse, se poursuive. Apprécier les silences, les chérir. » (p. 60)
Jamais tu n'arrêtais de lire. Tu achetais les livres par cinq, dix, de poche et d'occasion, chez les revendeurs qui bordaient le boulevard. Lorsque nous croisions une librairie, c'était plus fort que toi ; tu entrais, embrassais du regard l'ensemble des rayonnages. Tu aurais aimé avoir tout lu. Tu imaginais tout ce que tu avais à rattraper, les textes merveilleux manqués. Ceux dont tu ignorais l'auteur, le titre, l'existence. (p57)
nous vivions ,en somme ,une grande fuite en arrière qui nous protégeait de cette époque incertaine sur laquelle,ivres et élégants,nous dansions
Je t'ai attendu longtemps, et comme deux ans plus tôt ton téléphone n'avait plus de batterie.
Je gravis une rue, tu marches dans celle d'à côté. La porte de la boulangerie est encore battante : tu viens d'en sortir. Je m'installe en terrasse, tu payes au comptoir. Nous vivons en parallèle. Parfois, je prends une rue que je n'emprunte jamais normalement dans l'espoir de te croiser. Maus ça n'arrive jamais.
Ces allers simples ressemblent à nos vies.
La vie ressemble à une feuille de papier. Parfois, pour avoir moins mal, on voudrait en effacer les plis. Les souvenirs comme des origamis. Puis, on voudrait retrouver une surface vierge, prête à prendre une nouvelle forme. On a beau tenter de l’aplanir, il reste toujours les marques des pliures anciennes.
Heureusement.
Lorsque tu quittas la rue de C., lorsque nous nous séparâmes une première fois comme pour célébrer bien sombrement cette première année ensemble, lorsque l’air m’avait manqué, que les murs avaient semblé se rapprocher chaque jour davantage, ne laissant plus de place à notre bien jeune amour, tu n’eus plus qu’une obsession: retrouver un appartement dans le quartier.
Si je ne jurais que par lui, alors peut-être que t’y installer te rapprocherait de moi. Ou plus encore, que le quartier me remplacerait. À moins que, craignant l’inconnu, tu choisisses de rester dans cet univers confortable que nous avions dompté, te le réapproprier. Mais plus vraisemblablement, tu aimais simplement y habiter. Tu cherchas longtemps un lieu idéal, préférant le canapé d’un ami à un endroit que tu n'aimerais pas, qui ne serait pas ici. Et tu finis par trouver. p. 35
INCIPIT
Et il y a la fin de cette phrase. Ce complément manquant. Surplombée par ton corps-montagne, je te parlais. Que pouvais-je bien dire ? Quelque chose que je voulais compliqué. J’essayais de t’impressionner mais tu ne m’écoutais pas, je le voyais bien. J’ai parlé vite pour combler ma gêne, et de ta bouche, tu as mordu ma parole, coupé les mots en deux. Tu m’as embrassée.
L’histoire débute sur une phrase jamais terminée.
13 novembre. Balafre dans le calendrier.
C’est un anniversaire. Nous sommes dans un bar du dix-huitième arrondissement. Quelque chose se passe. Dans la nuit, une onde traverse Paris. Ni toi ni moi n’avons de batterie. Les autres doivent être inquiets. On hésite entre rentrer, rester là ; on ne comprend pas grand-chose. Et puis, on se décide. L’appartement n’est qu’à vingt minutes à pied. Il ne peut vraisemblablement rien nous arriver. Dans la rue, tu commences à pleurer. On marche vite. On grimpe au cinquième étage en courant, on met la clef dans la serrure, on se précipite à l’intérieur, on trouve nos chargeurs, nos téléphones, des prises, on allume l’ordinateur, on allume la radio, on allume toutes les lampes. Des dizaines de messages nous parviennent enfin. Cela fait quelques heures que nous sommes potentiellement portés disparus. Pour la première fois en France depuis longtemps, sans nouvelles d’un proche, on peut supposer sa mort. Et on attend. Dans la nuit hachée de sirènes, on attend avec cette sensation étrange de voir l’histoire devant nous se faire. De l’observer se déplier, dansante et vénéneuse. De vivre un événement qui fera date. Les balles traverseraient les décennies, nous constituant en « génération ». Et pour longtemps alors, l’anniversaire d’Axelle prendrait des allures de commémoration.
Bien vite, la douleur nationale s’était diluée dans une forme d’habitude.
Les premiers mois, les rues bruissaient de virtuels dangers, de craintes absurdes. Certains éléments de décor nous semblaient tout à coup douteux alors qu’ils avaient toujours été là. L’événement rampait dans les rues. Puis, très lentement, sans même que nous nous en rendions compte, tout était rentré dans l’ordre. Les militaires qui surveillaient l’entrée des centres commerciaux, des écoles, des églises, avaient trouvé parmi nous une place naturelle ; leur présence transformant discrètement le visage de la ville ; elle abandonna un peu de son innocence pour plus d’assurance, de confort – prit le masque d’une vieille dame et de son inquiétude. Et si chaque génération conserve un goût étrange dans la bouche – celui d’avoir, un jour, manqué quelque chose – il nous semblait, pour notre part, que notre singularité reposerait entière entre ces quelques dates sanglantes, comme des bras flous qui, désormais, nous maintiendraient debout.
Ainsi, le quotidien avait repris et nous avions continué à cultiver nos toutes petites jeunesses, foulant de long en large Paris – décor que nous avions choisi.
Mais deux ans jour pour jour après le désastre des attentats, une autre bombe explosa, sans cri ni fumée, sans que tu puisses la déjouer.
Je t’avais attendu longtemps, et comme deux ans plus tôt, ton téléphone n’avait plus de batterie. Nous devions nous retrouver mais je n’avais pas de nouvelles. Je tentais de m’occuper, de me distraire, d’oublier ce que, quelques minutes plus tard, j’allais commettre de façon irrémédiable. Comme un mafieux, je préparais mon exécution, essayant de réfléchir de façon ferme et rationnelle.
Une fois jetée, la bombe nous projeta à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Des blocs de sel jonchèrent le parquet. Le lit, transformé en barque. Et nous, dérivant sur l’injustice. Sur la rage de voir un point final se poser au bout de notre phrase. Sur l’avenir, gouffre sombre, dans lequel il fallait manœuvrer seuls à présent.
Pour toujours, je te quittai.
Tu as refermé la porte de l’appartement le 14 novembre très tôt dans la nuit.
Et longtemps, j’ai entendu tes pas résonner dans les escaliers.
La nuit tombait et dans nos corps, tu excellais. Tu anéantissais mes préjugés. Tu me cueillais là où jamais personne n’avait été, me dominais. Tu jouais avec mon désir comme un chat avec une pelote.