Mady Flynn

instinct me hurle de me lever pour venir prendre ses mains qu’il frotte toujours l’une à l’autre. Et pourtant, ça serait une pure folie, c’est donc la raison qui me dicte de rester sagement assise. Dans ce petit duel qui semble s’éterniser, entre instinct et désir, aucun camp ne gagnera jamais.

Il semblerait que les plus belles folies soient aussi les plus attirantes. La réalité n’est jamais à la hauteur de nos rêves lorsque nous les transformons en objectifs.

Nietzsche s’est beaucoup amusé à démonter les théories de ses prédécesseurs et maîtres en avançant le fait irréfutable que rien ne peut être prouvé.

En réalité, elle s’en serait beaucoup mieux sortie que moi dans ce restaurant. Je me sens ridicule d’avoir douté de Matt, mais aussi d’avoir été aussi franche, directe et froide, alors qu’au fond, je le connais bien. Je me méfie de lui simplement à cause du regard des autres, de cette image qu’il leur renvoie. J’aurais dû faire confiance à mon instinct et surtout me rappeler que Matt ne m’a jamais menti, il ne s’est jamais joué de moi.

Il a ce ton terriblement suave et sexy, comme dans mes rêves. Être seule avec lui est toujours un dangereux délice. Je succombe, je fonds, je me laisse porter par une imagination de plus en plus débordante qui frôle l’indécence. 

Je sais ce qui t’effraie, pourquoi tu ne me fais pas confiance. C’est ce qui me fait le plus de mal et me pousse chaque fois à revenir vers toi. Je n’attends rien de nous, simplement pouvoir te parler. Tu me connais, Faith. Tu le sais au fond de toi. Tu sais que je suis quelqu’un de bien. 

Il s’agit bien de la vérité, même si je lui mens. Quel paradoxe quand on y réfléchit ! Je n’ai jamais pensé à Matt, à ses sentiments, et n’ai jamais considéré, non plus, qu’il puisse m’apprécier autant. Car ça ne faisait aucune différence, puisque mon cœur à moi était pris, scellé.
— Alors, de quoi tu as peur ?
Je hausse les épaules et reste muette, ce qui l’encourage à se lever pour venir s’asseoir sur la banquette à côté de moi. Il passe doucement un bras autour de ma taille pour me rapprocher encore un peu plus de lui. Savoir qu’il n’a pas de concurrence semble l’avoir ragaillardi. Il caresse doucement mon flanc et je remue, légèrement gênée par ses caresses.

Je ne l’ignore pas. Seulement, j’avais peur. Peur de me tromper, de me faire des idées et d’être la risée de l’école au cas où toute cette histoire ne serait qu’un coup monté. J’ai sûrement vu trop de films qui m’ont fait croire que son intérêt pour moi ne pouvait pas être sincère. Il n’y a que dans les livres qu’une fille comme moi tape dans l’œil d’un garçon comme lui...

Je ne suis pas le genre de filles sur laquelle on se retourne, celle que l’on siffle ou même celle que l’on regarde. 
Moi, on me choisit comme binôme de sciences ou quand il y a un exposé sur lequel on n’a pas envie de bûcher. Si on crie mon nom dans la cour, c’est pour avoir mes fiches de révisions ou pour savoir si je veux bien photocopier mes notes.

Plus d’une fois, j’ai baissé la tête quand Matt quittait la classe sous les cris du prof, m’adressant un clin d’œil au passage. Combien de fois ai-je rougi alors qu’il venait me saluer au réfectoire ? Il n’y a pas que mes goûts vestimentaires qui doivent changer… évoluer.

Sans choisir la robe rouge, je réalise que j’aurais quand même pu faire un effort. Sans être sexy, sans chercher à ressembler aux autres filles de mon âge, j’aurais dû assumer la réalité de cette soirée. Me mentant jusqu’au moment où il est apparu en haut des gradins, je regrette de ne pas avoir voulu admettre l’évidence : il n’a pas invité sa camarade de classe, Matt attend beaucoup plus de ce rendez-vous.

Ce qui me tracasse et m’obsède, il est bien placé pour le comprendre en tant qu’agrégé de philosophie. Mais savoir qu’il est la raison de mon trouble… il ne pourrait pas l’entendre. Il semble si confiant et il est si près de moi maintenant qu’il paraît évident que Glenn n’a jamais rien deviné. Si j’invente souvent des signes, lui ne les voit pas. Il ne se doute pas de l’effet qu’il produit sur moi. Je dois lutter de toutes mes forces pour ne pas trembler quand ses yeux me sondent avec une troublante intensité.
Le professeur voudrait que j’aie assez confiance en lui pour me confier, mais ce que j’ai à dire, il ne pourra pas le comprendre. Alors, comme d’habitude, comme devant tout le monde, je vais me taire et adopter mon sourire rassurant. 
Il a raison, il va falloir que je me remue avant que mes amis et tous les élèves de ce lycée ne se rendent compte que mon état est critique. Je suis une cause perdue... quoique.

Il me faut d’abord tourner la page, fermer un livre que je peine à terminer de lire, car je n’en connais pas la fin. Il est évident, considérant l’alliance à son annulaire gauche, que je ne serai pas non plus le premier amour de Glenn, mais dans son cas, ça ne fait aucune différence. Je veux qu’il soit mon premier. Et c’est pour cette raison que j’ai refusé toutes les avances de Matt… jusqu’à aujourd’hui.

Si souvent nos rêves deviennent flous au fil des heures, les miens sont comme des souvenirs. Ce qui en dit long sur ce que j’espère, ce que j’attends, ce que je désire. 

Pour lui, je ne représente qu’une élève lambda dont il ne se souviendra probablement plus d’ici la fin de l’année. Je me sens juste transparente. Banale. Quasi invisible. J’aimerais qu’il ne voie que moi, tout comme il hante chacune de mes nuits. Au début, je lui en voulais de ne pas me remarquer dans les couloirs avant de réaliser qu’il ne me connaissait même pas, et ça suffisait à me gâcher la journée. 

Je ne sais même pas ce que ça fait d’être avec un homme, je ne suis capable que de l’imaginer, et encore, le partenaire est alors tout trouvé. Si elles savaient, elles se moqueraient sûrement de moi. Au fond, je sais que tôt ou tard il me faudra tourner la page. Et la seule façon d’y parvenir, c’est de me prendre un bon gros râteau. En gros... je dois attendre la fin de l’année scolaire et croiser les doigts afin de gagner mon billet d’entrée pour l’Université ! 

En sa présence, je n’arrive pas du tout à me raisonner... à lutter. Il le faudra pourtant parce que les rêves servent seulement à nous guider. Glenn Miller dirait qu’ils sont comme un but à atteindre, une lumière au bout du tunnel, mais si nos rêves et nos fantasmes nous orientent, certains restent parfaitement inaccessibles.
Comme lui.

C’est un peu comme s’il sortait d’une machine à remonter le temps. On s’attend presque à ce qu’il pioche une montre à gousset de sa poche. Pourtant, il s’agit bien d’un téléphone dernier cri qu’il consulte sans nous prêter une réelle attention.

Écouter sa voix s’élever quand il se tient droit sur sa petite estrade, avoir le bonheur de croiser son regard, le plaisir de l’entendre prononcer mon nom, je ne regrette rien. 

Sentir son regard sur moi, pendant que j’essayais de contrôler le son de ma voix, était juste une pure panique. Les lignes se mélangeaient et tout devenait flou. Parfois, j’ai l’impression que la philosophie consiste à se fondre dans l’esprit des autres pour deviner ce qu’ils cachent. S’il savait ce que je pense de lui, je serais obligée de sécher pour le reste de l’année ! C’est aussi très compliqué, voire impossible, d’expliquer pourquoi je n’ai jamais réussi à tourner la page.