Citations de Marcel Detienne (39)
L'étranger révèle l'étrange qui est en nous.
Né "d'une mère sauvage", le vin est une substance où se mêlent la mort et la vie décuplée, où s'échangent le feu brûlant et l'humidité qui désaltère. C'est un remède autant qu'un poison, une drogue par laquelle l'humain se dépasse ou se change en brute, découvre l'extase ou s'enfonce dans la bestialité.
Pour découvrir l'horizon complet des valeurs symboliques d'une société, il faut aussi lever la carte de ses transgressions, interroger les déviances, repérer les phénomènes de rejet et de refus, circonscrire les bouches de silence qui s'ouvrent sur l'implicite et sur le savoir sous-jacent.
Le mythe, c’est la langue qui permet d’exprimer le monde du devenir. Entre la spéculation et l’action : la demi-vérité des philosophes.
Mais le sceau de l'Histoire, qui marque la Grèce au front, n'aurait pas tant d'éclat s'il ne devait aussi porter confirmation du caractère élu du Peuple Grec. De Herder et de Winckelmann aux humanistes nostalgiques, l'idéologie de la Grèce n'a cessé de se renouveler à travers quelques thèmes fondamentaux centrés sur les privilèges de l'Hellène. Porteur de la Civilisation, découvreur de la Raison, le Grec parmi tous les peuples, a été désigné pour créer le Beau avec les matériaux de l'Oriental et pour apporter une contribution décisive aux progrès des sentiments d'humanité.
Pour entrer et prendre place dans la tradition aurale, un récit, une histoire, une œuvre de parole quelle qu’elle soit, doit être entendue, c’est-à-dire acceptée par la communauté ou par l’auditoire à qui elle est destinée. Il faut donc qu’elle subisse la « censure préventive » du groupe.
Il serait naïf de croire que l’écriture alphabétique est venue relayer une tradition orale soudainement défaillante. Tout autant que de s’imaginer qu’une graphie capable de noter les sons isolables de la langue au moyen de voyelles et de consonnes aurait entraîné sans sursis le dépérissement d’une culture « traditionnelle » qui n’avait nul besoin de l’écrit pour se faire ou pour se dire […].
A la fois parole et chant, un langage primitif se met à parler aux origines de l’humanité ou de la nation ; il ne connaît ni le mensonge ni l’abstraction ; et ne l’habite que la fidélité expressive dont il tire l’énergie et la grandeur faisant défaut aux langues déjà civilisées.
C'est par la mètis, plus que par la force, que vaut le bucheron
La Muse, fille de Mémoire, serait le contrôle social intériorisé par l’aède dans son activité poétique.
Le rapport de Moïse avec son Dieu est religieux ; le Buisson Ardent, en soi, ne l’est pas, il est mythique.
Mais dans le domaine de la guerre comme dans celui des techniques, le terme essentiel pour définir une puissance divine reste son mode d'intervention.
En son essence, la première mythologie est la séquelle d’une maladie parasitaire du langage dont les traces sont encore visibles à la surface écrite des sociétés les plus raisonnables.
Dans la Grèce des premières statues en marche, il est des chemins qui débouchent soudain sur la « prairie de la Vérité », ou découvrent les contours d’une plaine dite d’Alètheia. D’autres sentiers plus secrets encore conduisent vers la Fontaine d’Oubli ou mènent vers les eaux glacées de la Mémoire. En Crète, Épiménide le cueilleur de simples tombe un jour dans un sommeil si profond que le temps en est aboli et qu’il a tout loisir de deviser avec Vérité en personne. Au cours du VIème siècle avant notre ère, Alèthéia-Vérité fait partie des intimes de la Déesse qui accueille Parménide et le guide jusqu’au « Cœur inébranlable de la Vérité bien circulaire
Il existe donc un moyen très simple de réduire en esclavage une de ces passions qui asservissent le plus sûrement les hommes. Le législateur n’a qu’à consacrer cette voix publique [de la rumeur ou phèmè] dans l’esprit de tous : esclaves, hommes libres, enfants, cité tout entière. Et de cette façon, il aura créé la stabilité la plus assurée pour cette loi.
La mythologie prolifère avec l’ignorance, elle s’enfle avec les passions, elle apparaît quand le culte se désagrège, et lorsque la Religion s’enténèbre.
Avant que le jeune Apollon ne prononce une des phrases les plus décisives de sa carrière, il va connaître l'errance, faire l'expérience de la longue marche en compagnie de sa mère, enceinte et doublement. L'histoire de ce grand dieu commence petitement. Apollon naît à la sauvette, loin de l'Olympe aux belles demeures. Il voit le jour dans un coin perdu de la mer Égée. Ses premiers pas, il les fait au milieu de gens « condamnés à vivre dans l'égarement », parmi les mortels.
Apollon est de la race de Zeus. Il le sait et il le fait savoir. Mais il est d'abord le fils de Létô, Létô la fugitive, l'amante enceinte jetée sur les grands chemins. La mère d'Apollon est de haut lignage : fille de Phoibè, petite-fille de Ciel et de Terre, élue par Zeus pour enfanter le plus beau et le plus puissant de ses fils. Pour l'heure, Létô est en butte à la jalousie d'Héra, l'épouse légitime de Zeus, la troisième après Métis et Thémis. Létô chemine dans la nuit, comme une louve ; elle en aurait même pris la forme, dit-on. Létô supplie les plaines, les montagnes et les îles, les unes après les autres, de lui donner asile, d'être la demeure de son fils, de lui permettre de fonder un riche sanctuaire. « Saisies de terreur », plaines, montagnes et îles tremblent. Aucune n'est assez courageuse pour l'accueillir. Les terres les plus riches, les sites les mieux établis sont les premiers à décliner l'honneur d'accueillir le futur Apollon. Seule une île, la plus petite, la plus misérable entend la prière de Létô, elle se déclare prête à devenir la terre d'Apollo…
Pour les Grecs, les Dieux sont analphabètes. L'inventeur de l'écriture est le héros Palamède, qui partage cette invention avec Orphée, le fils d'un roi de Thrace (réputé sauvage ou illettré) et d'une Muse (Calliope). Il y a une duplicité dans Orphée. Quand son chant s'adresse aux animaux sauvages (silencieux), il a déjà un livre déroulé sous ses yeux.
Sa voix ne ressemble à aucune autre. Elle est antérieure à la parole articulée. Sa musique, sans vers, est le commencement. Sa lyre n'est pas fabriquée : il l'engendre ou la procrée. Son chant jaillit comme une incantation originelle. Sa voix dépose directement des signes écrits sur les tablettes. Le monde se fait livre, même pour les animaux, végétaux et minéraux qu'il rassemble. Ils renoncent au morcellement et au démembrement. Son chant multiple produit de l'écriture, des hymnes et des cosmogonies. Il ordonne des pratiques : régime végétarien, sacrifices non sanglants, costumes particuliers, culte rendu aux écrits, fumées odorantes, initiations lettrées et livresques, mystères qui se donnent à lire, par opposition à ceux d'Eleusis, qui se donnent à voir.
A son tour son écrit est ouvert. Les initiés le commentent et l'engendrent. Il dit et pense ce qui est correct. Il fait surgir des constructions exégétiques. Autour de la voix unique, les lettrés se sont édifié une bibliothèque et se sont faits gens du livre.
La voix d'Orphée que même les animaux comprennent, qui n'est pas phonétique, fait surgir une écriture qui, elle, peut se muer en système interprétable. Orphée représente le temps de cette mutation, toujours inachevée, jusqu'au moment où son corps réduit en morceaux, sa tête chantera toujours, continuant à tenter le passage impossible entre vie et mort.
Mais les problèmes que pose, pour l'histoire de l'intelligence, ce débat autour de la métis ne laisse pas enfermer dans le bornes d'une discussion entre deux philosophes du IVè siècle grec. Les options qui ont alors été prises ont si fortement pesé sur le cours de la pensée occidentale qu'elles ont, à l'époque moderne encore, orienté la tradition historique et philologique dans une voie à bien des égards étroite. Si, dans le discours savant tenu sur les grecs par ceux qui s'en proclamaient les héritiers, le silence a continué si longtemps de se faire autour de l'intelligence rusée, ne serait-ce pas essentiellement pour deux raisons: d'abord, sans doute, parce que le fossé séparant les hommes des bêtes ne pouvait que se creuser davantage et la raison humaine apparaître plus nettement encore que pour les Anciens séparée des aptitudes animales; mais n'est-ce pas aussi et surtout le signe que la Vérité platonicienne, reléguant dans l'ombre tout une plan de l'intelligence avec ses façons propres de comprendre, n'a jamais réellement cessé de hanter la pensée métaphysique de l'Occident?
Et Mètis demeura dissimulée dans les entrailles de Zeus.