Au début, elle travailla rapidement, presque éperdument. Elle pressentait qu’une joie inconnue l’attendait, mais que celle-ci pouvait tout aussi bien facilement lui échapper. Elle devait être vertueuse et efficace. C’était comme cette odeur qui parfumait l’air le matin et le soir, insaisissable et mystérieuse. Tout le monde rêve d’être Robinson Crusoé, et c’était presque une torture de sentir son destin de Robinson seulement à demi-éclos. Pour ne pas laisser passer ma chance, je dois m’y mettre tout de suite, pensa-t-elle.
A u bout d’une heure, elle grelottait. Elle descendit, enfila un pullover, fit chauffer la bouilloire. En se rendant aux cabinets dehors, elle vit le regard vert profond de l’ours qui la suivait. Lorsqu’elle traversa la cour jusqu’à la porte de derrière, il se leva et grogna. Elle demeura relativement calme, laissant ses yeux s’adapter à l’obscurité afin de distinguer la forme sombre. Il s’avança pesamment vers elle, tête baissée, la regardant d’un air hésitant. Lorsqu’il eut atteint le bout de sa chaîne, il s’assit sur son arrière-train et grogna comme un cochon.
Se frayant prudemment un chemin entre les grossières planches du bûcher, elle rentra pour aller lui chercher les restes de son dîner. Il engloutit le tout d’un coup de langue, puis lui lança un regard qui semblait suppliant. Elle se positionna le plus loin possible de lui, et lui tendit une main raidie. Il l’a lécha en déroulant une longue langue striée, mais lorsqu’elle tenta de lui flatter la tête il se détourna d’elle.
Depuis quelque temps, ça n'allait pas. Ce n'était rien de précis ; il lui semblait plutôt que la vie en général s'en prenait à elle. Tout tournait à la grisaille. Au début, elle s'était complu dans l'isolement érudit de son travail, elle avait apprécié qu'il l'abrite des vulgarités du monde, mais cinq ans de ce régime l'avaient exagérément vieillie, autant que les papiers jaunis qu'elle manipulait à longueur de journée. Lorsque, très rarement, elle levait les yeux du passé pour observer le présent, celui-ci s'estompait, plus fuyant qu'un mirage. Bien qu'elle en ait discuté avec le directeur, qui avait minimisé la chose, disant que son état d'esprit était un risque du métier, elle se refusait à admettre que la seule vie qui lui ait été donné dût être vécue de cette façon.
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« Lui, ce qu’elle voyait, c’est qu’il était là, allongé dans le faible soleil, la tête posée sur ses pattes. Cela ne pouvait en rien la faire présumer d’une souffrance ou d’une absence de souffrance. De ce qu’il préférait les pyjamas rayés ou à pois.
Ou qu’il écrirait un jour un livre peuplé d’humains affublés de pensées oursomorphiques.
Un ours est peut-être plus proche d’une île que d’un humain, pensa-t-elle. Aux yeux d’un humain ».
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Il lui sembla que l'ours, comme les livres, connaissait des générations entières de secrets en n'éprouvant nullement le besoin de les lui révéler.
Elle songea à ce que lui avait dit un homme de sa connaissance, qu'il était devenu impossible de trouver une femme qui sente son odeur naturelle.
Elle aimait l'ours. Il y avait en lui des profondeurs qu'elle ne pouvait atteindre, qu'elle ne pouvait sonder, ni détruire de ses doigts d'intellectuelle.