Quelle journée ! songea-t-elle en voyant approcher, soulagée, son sauveur en la personne d'un jeune Marocain en livrée rouge, les bras chargés d'un plateau couvert d'apéritifs multicolores. Poldi fondit sur lui, vida les deux premiers verres l'un après l'autre, puis s'empara d'un troisième pour la route et se sentit aussitôt en mesure de poursuivre la soirée.
Mes tantes sont des créatures de printemps. Eternellement belles, éternellement en fleurs, un peu sensibles et fermées tant que souffle un vent froid, mais éclatantes de joie et de confiance au moindre signe de dégel.
Pour ses soixante ans, ma tante Poldi avait décidé de déménager en Sicile, dans l’idée de s’y soûler consciencieusement jusqu’à la mort en regardant la mer. C’est en tout cas ce que nous craignions, mais évidemment ce ne fut pas si simple. En Sicile, tout est compliqué, même mourir ; il faut toujours que quelque chose vienne contre carrer vos plans. Ensuite, tout est allé très vite, quelqu’un s’est fait assassiner, mais évidemment, personne ne savait rien, personne n’avait rien vu. En bonne Bavaroise entêtée, ma tante ne pouvait pas ne pas s’en mêler. C’est là que les problèmes ont commencé.
– T’as pris un peu de bide, constata Poldi en m’ouvrant la porte.
– Absolument pas ! Merci pour le compliment. Je suis quand même ravi de me retrouver ici.
Elle me fit entrer puis m’emboîta le pas.
– J’dis ça comme ça. Un petit ventre rond, c’est plutôt seyant pour un homme. Encore faut-il qu’il soit « compact » ! Dans le domaine de l’art et l’érotisme, tout est question
d’harmonie, note-le pour ton roman !
J’ignorai la remarque, jetai un coup d’œil autour de moi
et je fus rassuré. Le projet de suicide par coma éthylique
avec vue sur mer restait pour l’instant on the rocks. Je ne
découvris nulle part de paniers remplis de cadavres de bouteilles. La maison était propre, rangée, les plantes dans les bacs sur la terrasse ne manquaient pas d’eau, le frigo rempli de légumes frais. Aucun signe de laisser-aller. Mais cela dit, l’équilibre était précaire, la somnambule dansait sur la corde raide au-dessus d’un volcan. Mes tantes elles-mêmes ne croyaient pas sérieusement que Poldi cesserait de boire du jour au lendemain. Mais elle avait effectivement réduit sa consommation quotidienne d’alcool à une bouteille de prosecco, abstraction faite de la chopine de bière pour le pranzo et d’un petit coretto dans l’après-midi. Elle paraissait fraîche comme une rose qui vient d’éclore. Sur son trente et un, parfumée, dans une ample tunique en soie au décolleté plongeant, la perruque soigneusement ondulée, elle partait tous les jours flâner sur le passeggiata den lungomare. Le lundi, elle allait à la plage ; le mardi, elle accompagnait l’oncle Martino au marché aux poissons de Catane et le mercredi tante Luisa au Lido Galatea. Le jeudi, elle prenait le thé avec Valérie ; le vendredi, Poldi sautait le commissario Montana, puis le samedi elle jouait au rami avec signora Cocuzza et le padre Paolo et, le dimanche, elle allait parfois aux champignons avec Teresa et Martino,
savourant en outre sa célébrité locale toute fraîche depuis qu’elle avait élucidé avec un brio remarquable l’affaire Candella. Une célébrité locale ! Locale, non ! Le terme est trop restrictif. Puisque l’Ausburger Heimatkurier l’avait interviewée à ce sujet.
Pour faire court : tante Poldi avait le flow. Elle était la
star de Torre Archirafi.
Il n'avait pas envie de dire au revoir à cette femme qu'il avait embrassée quelques heures auparavant ; la chaleur, Le bruissement des arbres et le parfum d'hibiscus qui flottait dans l'air ne rendirent pas les choses faciles.
[...] Elle l'avait impressionné par son calme, son expression à la fois imperturbable et bienveillante, son assurance presque palpable, que l'on avait envie de saisir et de retenir pour toujours.
‒ La maison était à vendre ?
‒ Tu plaisantes ? Tu ne m’as pas écouté ?
Mon oncle joint les mains en prière et les secoue vivement
devant sa poitrine.
‒ Une ru-i-ne !
Il avança en trébuchant dans le cauchemar qu'était devenue sa vie, dans le brouillard de ses souvenirs qui n'avait cessé de s'épaissir au cours de ces derniers jours.
La vérité. La vérité était un cadeau. La vérité était légère comme une feuille morte. La vérité obéissait aux lois de la pesanteur. Tout le contraire du mensonge, lourd comme la pierre et dur comme le cristal. Pour y recourir, il fallait le soulever, et à chaque tentative, ses bras se brisaient comme des fétus de paille. Alors qu'il suffisait d'attraper la vérité au vol, de souffler par en dessous pour qu'elle s'élève dans les airs.
[...] Il s'était toujours servi de chacun de ses échecs pour mieux rebondir, mais il savait aussi reconnaître quand la bataille était perdue.