Vidéo de Marie-Martine Muller
La jeunesse est un petit capital qui fond comme neige au soleil.
Il chargea la porte, glissa ses paumes autour des poignées de chiffon et de corde. Elle ne lui parut pas lourde; il siffla le chien, qui se mit à japper avec fureur et à bondir autour de lui.
Et Bella vit la porte s'éloigner, grimper au flanc de la colline sur les jambes puissantes de son mari. Il montait sur l'herbe qui claquait dans le soleil matinal, un soleil très plat, très blanc qui tombait comme une pluie. Barcus montait du pas lent et régulier du montagnard et, bientôt, elle ne vit plus du tout les jambes, mangées par les hautes herbes et les digitales pourpres qui faisaient comme des taches de sang, elle ne vit plus du tout son homme mais seulement la porte brune qui allait vers le ciel, flottant en un vol ras sur la prairie verte.
La nuit qui suivit et les autres nuits encore, Bella rêva souvent de la porte. Elle la voyait voler, planer, toute brune avec ses rayures mordorées et son coeur palpitant renversé sous tout l'espace du ciel béarnais. Dans son rêve, elle voyait la porte s'envoler, mais elle ne voyait pas Barcus.
N'importe quel homme se croit toujours supérieur à son voisin ou à son beau-frère quand il gagne vingt billets de plus que lui !
(...) La montagne ne cessait de frapper à la porte et il soupira :
- Entre, mais entre donc...
Mais le bruit n'entrait pas et restait derrière la porte, un bruit lourd et lancinant de troupeau piétinant.
- Je ne t'ouvrirai pas... Ne compte pas là-dessus. Cette porte est à moi, à moi seul, et je ne l'ouvrirai que pour le paradis. Cette porte, c'est ma vie, c'est mon âme, c'est une femelle qui m'obéit!
Et d'un coup de reins puissant qui fit saigner ses plaies dans la chemise souillée, il se redressa, rééquilibra la porte sur le sang, la sueur, l'eau, les muscles et les mains et reprit le cours du chemin.
Il était un homme qui vivait à flanc de montagne, il y a longtemps de cela; un homme jeune et fruste, fort et sauvage, un homme d'autrefois, un homme d'avant le déluge, une lame d'homme pyrénéen. Il était un homme simple mais qui rêvait du ciel. Il rêvait d'un ciel pour sa vie, pour sa femme, d'un ciel plus grand et plus pur, d'un ciel couleur de paradis sur ce village misérable où chacun traînait une condition de terrien obtus, ne se souciant que de sa masure et de ses bêtes avec une discipline mercenaire qui n'obéissait qu'aux saisons de la survie. tendus vers la besogne, ils avaient tout oublié, du début frais de la vie à la dernière déclivité de la terre qui rend chaque moment si précieux. A ne se soucier que de vivre, rien ne les inclinait guère à la joie ou au rêve.
- Barcus, disait sa jeune femme, à quoi rêves-tu donc?
- Bella, répondait Barcus, caressant la tête de son chien, un jour viendra où je pourrai t'offrir une vie meilleure.
- La meilleure vie, c'est celle de chaque matin, en m'éveillant près de toi.
Elle n'ajoutait pas, par timidité et docilité, que son bonheur c'était le corps de Barcus tout contre sa peau comme un flanc de bête, ni qu'il lui était douloureux de le voir se refuser à l'amour et se lever, la nuit. Alors qu'elle soufflait la bougie, elle le voyait s'éloigner sur la colline, ombre mélancolique qui fixait les étoiles. Cependant, Barcus avait l'air de rêver de leur vie avec tant de clarté que Bella se sentait en toute sécurité auprès de cette ramure d'homme sauvage et obstiné.
Ce qui avait donné à beaucoup l envie de sauter leur femme avant d aller sauter sur une mine.
A Jean aussi. Pour son malheur. "Colette, ma poulette..." avait-il dégoisé , la truffe rutilante, les bajoues gonflées, l haleine lourde des verres de vin lampés dans tous les cabarets du village. Elle s était dit : un viol de plus, et je me tue. Ou je le tue.
Ce matin-là, il avait une tête qui n'était plus la tête de Barcus, pâle, couverte de croûtes de terre et de sang, la bouche mauvaise sous la barbe hirsute, taraudée par la soif, le regard fiévreux de faim. Il marchait mais ne trouvait plus de sens à sa marche, furieux contre son rêve, contre Noémie, contre lui-même. Il n'aimait plus son rêve car il n'était plus le maître de son rêve mais son esclave, il n'était plus qu'un galérien qu'une chaîne invisible tirait vers la vallée comme on le faisait au taureau dont la vaillance blanchit d'écume sous l'anneau qui l'asservit. Barcus n'était plus poussé par une volonté d'homme, mais traîné par celle du jour, par le caprice de la nature, la violence de la faim.
Les quatre grands côtés du jour se levaient sur le passage de l'homme entravé, mais Barcus ne le voyait pas.
Le premier mort français de la guerre ne le fut pas du fait d un Allemand, mais de sa femme.
Quand le tocsin avait sonné, elle s était figée, les mains dans la pâte à tarte. Il lui avait semblé que la vie s était arrêtée partout en France et elle demeura pétrifiée dans une vision d épouvante. Elle l avait senti jusqu ai fond des tripes, pire qu une colique, ce dimanche 2 août 1914 allait déferler comme un torrent, envahir les villes et les villages, fracassant les portes, arpentant les chemins, gravissant les montagnes, passant les cols et devalant jusqu au fond des plaines, remontant le cours des fleuves, troublant le silence des morts, ruisselant sur les visages ravagés des femmes, excitant les hommes d une colère sauvage, s imposant partout dans un mouvement de stupeur et de joie, de résignation et d allégresse, d enthousiasme et de terreur.
- J'évite de porter des jugements. Chacun agit comme il peut, en fonction des circonstances et du hasard. Ou de sa nature.
A Bonsecours aujourd'hui, chacun prend sa voiture pour faire cinq cents mètres. Nos corps trop gras et trop nourris se lovent comme des poules couveuses dans un trou, au cœur d'une paresse émolliente et douillette que la modernité entretient. Nous sommes désormais incapables d'affronter les rigueurs du monde. Toute géographie est devenue un adversaire, toute déclivité une offense, trois centimètres de neige une Bérézina, une coupure de courant une déclaration de guerre.