- Comment ferons-nous la différence entre les catholiques et les Cathares dans une telle pagaille ?
La réponse fusa, exprimée d'un ton sec ou ne transperçait aucune hésitation.
- Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens !
- Nous arrivons ! Voyez, voici les tours de Carcassonne !
Le soleil, bas à présente dans le ciel, noyait de ses feux rasants les murs de la cité. Il la drapait d'un manteau luminescent orangé. Le spectacle était grandiose.
Fasciné, le groupe stoppa son avancée pour admirer la vue splendide qui s'offrait à lui. Plus que tout autre, la jeune femme parut hypnotisée par la force, la beauté tranquille et la majesté qui se dégageaient de la ville. Une inexplicable émotion s'empara d'elle. Elle était comme envoûtée, désarmée par quelque chose qu'elle n'arrivait pas à définir.
Repliée sur elle-même dans un écrin de créneaux, de mâchicoulis et de tours aux toits recouverts de lauzes, la cité paraissait se noyer dans l'immense plaine qui s'étalait en contrebas de l'endroit où ils se tenaient. Mais, à mieux l'observer, ils comprirent, très vite, que c'était elle qui dominait solidement, de ses murailles ocre, le plat pays qui l'encerclait. Massive, altière, distante et implacable, elle s'étalait majestueusement sur le socle d'une falaise abrupte, qu'elle occupait entièrement, et pesait de tout son poids, de toute sa force, sur la campagne environnante.
- Ce que veut l'Eglise, envers et contre tout morale, c'est régner sans partage sur nos comtés et accaparer nos richesses. Innocent a un pouvoir immense et il l'utilisera, sans aucun état d'âme, pour parvenir à ses fins. A Clermont, en 1095, Urbain II avait promis l'accès au Paradis à tous ceux qui prendraient la croix contre les infidèles mais aussi le bénéfice des richesses à prendre sur les terres conquises. Innocent agira, un jour ou l'autre, de la même manière. Impunité, récompenses et largesses de toutes sortes attiseront la convoitise de nombreux chevaliers. Ceux-ci se lèveront alors contre nous, trop heureux de pouvoir se faire un nom et de s'attribuer des terres à nos dépens. Une gigantesque armée menacera alors non pas la seule foi des Bons Hommes mais notre indépendance politique.
– Diable, que c’est haut !
Pierre Flairan, essoufflé par la pente raide qu’il gravissait et par la charge qu’il portait, essuya la sueur qui perlait sur son visage avec sa manche, recala la sangle de son sac sur son épaule et reprit son ascension d’un pas lent, mais assuré.
Barbier et rémouleur de son état, il était basé à Mirepoix, mais arpentait régulièrement les routes depuis dix ans déjà, à chaque retour de la belle saison. Il connaissait tous les chemins, tous les bourgs et tous les hameaux situés entre le pays d’Olmes et le pays d’Alion. À chacune de ses tournées, jamais il n’oubliait de s’arrêter à Montségur.
Isolé du siècle, cerné de ravins profonds et sauvages, le castrum du seigneur de Péreille était difficile d’accès, mais la rude montée qui le rattachait au reste du monde valait la peine d’être vaincue. Perdu dans les nuages, le village qui s’accrochait au piton calcaire, haut de plus de 1000 mètres d’altitude, était, pour lui, plus qu’une simple place où trouver des clients et exercer sa pratique. Ilot préservé de l’occupation française que subissait le Languedoc, il demeurait hors des malheurs du temps et offrait à l’Église des purs, mise à mal par la terrible croisade qui s’était abattue sur le pays depuis plus de trente ans, le seul havre de paix qu’elle ait pu conserver. Insoumis et proscrits y avaient trouvé refuge. Bons Hommes et Bonnes Femmes y vivaient à l’abri de l’inquisition et des bûchers. Tous ceux qui le fréquentaient y recherchaient le chemin qui menait au salut et écoutaient, avec ferveur, les prêches de Bertrand Marty, l’évêque qui avait succédé au regretté Guilhabert de Castres.
Autrefois, dès que la fonte des neiges était achevée et que les premiers soubresauts du printemps recouvraient les versants de la montagne de petites fleurs multicolores, il prenait son bâton et sa besace et grimpait dans l'alpage avec les bêtes que plusieurs propriétaires confiaient à sa garde. C'est toujours avec nostalgie qu'il pensait à l'air encore frais et incisif des premières semaines d'estive, aux teintes changeantes de la roche et de la végétation, aux bruits et aux odeurs de cette nature écrasante dont il se sentait le maître et qui pourtant allait bientôt le trahir.
Elle n'était (...) pas certaine que la cérémonie mettrait fin à ses tourments. Pourtant, une fois dépositaire de l'Esprit Saint, il lui faudrait être irréprochable, jusque dans ses pensées les plus profondes et intimes. C'est à cette seule condition que les bénédictions qu'elle serait amenée à conférer seraient valables et qu'elle ne duperait pas ceux qui les recevraient d'elle.
Profitant de l'émoi général, le prieur se leva, fit trois pas vers le centre de la pièce et se campa à deux mètres de frère Antoine. Dans son scapulaire fendu qui laissait deviner sur le côté un morceau de sa gonelle, il ressemblait à un oiseau de mauvais augure. Il était aussi noir qu'un corbeau. La similitude était telle que beaucoup s'étonnèrent de ne pas l'entendre croasser lorsqu'il ouvrit la bouche.
L'un en face de l'autre, les deux religieux offraient un contraste très net. Le prieur, grand, maigre, noueux, imbus des pouvoirs que lui conférait sa fonction, ressemblait à un I majuscule, raide aussi bien physiquement que moralement. Son subordonné, petit, replet, le ventre rebondi pointé vers l'avant, s'assimilait plutôt à un bon gros b. Il était d'ordinaire jovial et engageant.