Citations de Michel Canési (142)
Carmen était trop en avance sur son temps, d’après Louise, trop libre et ça a pas plu aux gens de l’époque. Pour finir, elle a mis son compositeur préféré, Mozart, celui qu’elle écoute tous les soirs et qui me réveille parfois quand elle laisse ses fenêtres ouvertes. J’aime pas trop, c’est une musique de vieux, ça va pas assez vite.
Le cinéma m’a sans doute sauvé, la machine à fabriquer les rêves a pris la place de ma vie ; je ne vis plus l’amour qu’au travers de mes images. Je me suis attaché à Lionel comme on s’attache à un chien, à une pute régulière.
Donner le plus cher de soi, aimer sans réserve et, pour finir, crever de solitude.
Les souvenirs heureux qui vous cramaient rien qu’à l’idée, ce visage adulé qu’on vomissait brusquement. Le bonheur avait pris le train fantôme et un squelette factice passait la main dans mes cheveux.
Seule la révolution industrielle avait séparé l’Orient de l’Occident, les scientifiques du siècle dernier ne s’y étaient pas trompés. Découvrant la Régence d’Alger, ils s’étaient écriés : « Mais c’est l’Antiquité vivante ! »
Peut-on faire l’amour avec un corps qui ne s’émeut plus ?
Quand je plonge dans ce passé, un sentiment d’absolue sécurité m’envahit : parents, grands-parents, famille dressaient un rempart protecteur.
Je n’ai jamais retrouvé la sensualité de ces premiers émois. Était-ce de l’amour, la nostalgie d’une enfance qui s’achevait ?
« Quand les corps vieillissent ensemble, on s’habitue, on s’attendrit. Je ne pourrais pas supporter le corps flasque et ridé d’un inconnu dans mon lit. »
On leur présenta ce pays comme le nouvel Eldorado, ils recevraient des terres là-bas, de l’argent.
Notre enfance avait été bercée de maléfices sulfureux, d’accidents étranges, de morts inattendues. Telle ou tel avait oublié des ongles, des poils ou des cheveux dans une salle de bains, sur le rebord d’une fenêtre ou dans un hammam et l’avait payé de sa vie.
Si on n’avait pas volé leurs terres, ils n’en seraient pas réduits à ça.
Tu comprends, ces arriérés voudraient me faire sortir dans la rue en pingouin et m’empêcher d’écouter Mozart… Tu imagines Alger sans Mozart ! La vie, c’est la liberté : la liberté de croire, de voir, d’entendre et d’aimer sans contraintes, des le respect de soi et des autres. Pas cet ersatz de religion qui veut fixer un cadre à tout et rythmer la vie avec des règles du Moyen-âge. L’islam de ton cousin est un islam d’interdit, d’abêtissement et d’anéantissement qui privilégie l’étiquette et jette à la poubelle le spirituel
Je parle Kabyle et arabe, j’ai la nationalité algérienne, mais je me sens étrangère. Je n’ai rien de commun avec les autres habitants de la ville
La tragédie de ma vie s’est jouée dans un décor somptueux. Une ville si blanche qu’elle éblouit dans le soleil, si blanche qu’elle brûle les yeux de ses murs immaculés en procession immobiles vers la mer si blanche qu’elle boit, les jours de pluie, tout le ciel et sa lumière
C’est l’histoire d’une jeune femme aux prises avec l’histoire, qui est broyée par elle. Louise, ma tante, va jusqu’au bout de ses convictions. Par amour, elle renie ses racines puis se rend compte qu’on ne peut le faire impunément…
Patricia lâche ma main et prend la parole :
-C’est plus que ça, c’est une histoire d’amour trahi… une histoire d’amour et de haine entre un homme et une femme, entre une femme et sa terre, entre l’Algérie et la France… l’histoire de la colonisation et de la décolonisation au travers de plusieurs destins, l’Histoire avec un grand H écrite avec le sang des personnages
Pourtant, la libéralisation qui avait suivi les émeutes de 1988 avait suscité un immense espoir. Un long printemps avait suivi les évènements sanglants d’octobre : le multipartisme avait été autorisé, la presse libérée. Le vent de mai soixante-hui soufflait sur Alger, les idées foisonnaient, une impensable liberté de ton avait gagné les ondes et la télévision. La première démocratie du monde arabe était en marche.
Comme en juillet 1962, tout semblait permis.
Hélas, des hordes fanatiques sorties d’un Moyen-âge obscur confisquèrent la deuxième révolution algérienne.
Après mon mariage avec Kader, je n’ai plus fêté Noël. Le rituel de la nativité l’exaspérait. C’était, à son sens, le dernier et plus fort symbole de la colonisation française. Le sabre, affirmait-il, est indissociable du goupillon. Abolir Noël, c’était porter l’estocade à la France
La tragédie de ma vie s'est jouée dans un décor somptueux.
Une ville si blanche qu'elle s'éblouit dans le soleil, si blanche qu'elle brûle les yeux de ses murs immaculés en procession immobile vers la mer, si blanche qu'elle boit, les jours de pluie, tout le ciel et sa lumière.
Des montagnes au loin encerclent la baie et ses collines, bleu sombre au printemps, enneigées l'hiver, obscurcie par les incendies d'été, elles sont frontières ; au delà, le bled : terres arabes ou berbères, étendues hostiles et meurtrières. La mer, sans frontière, enchâssée dans une baie au cercle parfait, s'évanouit loin vers le nord. Tous les jours, je guette les bateaux qui nous lient à Marseille, à cette France étrangère et lointaine, à ce pays qui s'éloigne chaque jour un peu plus, oubliant qu'autrefois, son coeur battait ici.
Rue Michelet, sur la faïence bleue de La Princière - ma pâtisserie préférée - le saint-bernard des chocolats Suchard, son tonnelet de rhum autour du cou, guettait les rescapés. Je tirais maman par la manche et la suppliait d’acheter un roulé au citron, génoise fourrée d’une onctueuse crème acidulée ; du sucre glace l’enrobait, j’aspirais le poudre blanche les yeux fermés et toussais comme une tuberculeuse, ravie d’inquiéter mes parents.
La Princière a cédé la place à un magasin de fripes et le saint-bernard de la façade bleu azur fracassée par les barbares ne sauvera plus personne. D’horribles pancartes de plexiglas aux couleurs criardes ont remplacé la porcelaine.
Les statues de Jeanne d’Arc, du maréchal Bugeaud, du duc d’Orléans qui ponctuaient nos promenades dominicales, le monument aux morts du plateau des Glières, les noms des places et des rues : Michelet, Burdeau, Clauzel, Dumont d’Urville, les terrasses de café où filles et garçons se mêlaient, les magasins opulents et parfumés, tout a disparu.
Mort.
La nuit, les bruits du port parviennent toujours, lourdes masses tombant sur les quais, chaînes d’acier raclant le béton, sirènes de navires, cris de dockers. Leur écho s’estompe dans l’air humide des collines. Sur le balcon, dans les bras de mon père, je regardais les lumières tremblées de l’été, sa peau était moite, légèrement citronnée. Le phare du cap Matifou tournait dans le noir. « Compte jusqu’à cinq, il reviendra », disait papa, et s’il ne revenait pas, il fallait aller jusqu’à vingt.