Je suis celui qui sait pourquoi il est là.
Je suis celui qui sait pourquoi il reste.
Je suis celui qui sait qu'il n'est pas venu pour elle mais pour nous.
Je suis celui qui a parié que sa maman pourrait vivre chez elle encore.
Je suis celui qui sait qu'un million de petits souvenirs l'attendent encore sous la cendre de son cerveau.
Je suis celui qui fouille et patiente, qui recueille et conserve.
Je suis son chercheur d'or.
Je suis celui qui sait que la pêche est déjà miraculeuse.
Je suis celui qui sait que bientôt il pourra la laisser.
Je suis celui qui sait que le temps presse.
Sa mémoire est un conte qu'elle me raconte, malgré elle, et auquel je crois, malgré moi. Ces petites pépites sont mon trésor, ma réserve, chargée de sa joie de vivre, irradiée de son amour? M'ébloissant devant tout ce qui remonte en elle et appartient au vivant, je couds le patchwork des grandes aventures de sa toute petite vie? Plus tard, il me tiendra chaud.
Ces souvenirs épargnés disent que quelque chose d'elle survit. Entre ce qu'elle fut et ce qu'elle devient, une continuité, même ténue, existe.
Je suis celui qui ne la soigne pas.
Je suis celui qui la continue.
J'ai pourtant longtemps pensé que tu finirais centenaire. J'ai longtemps pris cette certitude comme une ambition très naturelle, presqu'une preuve d'amour. Vivre le plus longtemps possible. Je pense aujourd'hui exactement le contraire. Pourvu que tu meurs vite. Voilà la preuve d'amour. Et elle est tout aussi monstrueuse qu'inévitable, tout aussi inhumaine que profondément humaine.
Tandis que je sombre, elle s'envole, sans rien emporter avec elle, comme un cerf-volant sans amarre qui s'évade, léger et vulnérable.
- Et si on allait visiter cette jolie église, elle est peut-être ouverte ? Va-t-en savoir ...
Au moment où tu finis ces mots, l'église où tu fus baptisée et où tes parents se marièrent, l'église des obsèques de ta maman, l'église que tu ne reconnais, laisse exploser le son de ses deux cloches dans l'air lours de cet après-midi d'été. Il est 4 heures ! Tel un écho puissant qui leur répond, ton sourire monte sur ton visage comme une vague.
- Mais je les connais ces cloches, je les connais ! Et je crois qu'elles m'ont reconnu, qu'elles m'ont répondu, c'est drôle tu ne trouves pas ?
Ce son de bronze lourd a trouvé le chemin pour faire remonter jusqu'à toi ce bloc de souvenirs : la musique des heures de ton enfance, alors que tu jouais sur la place de Saint-Pandelon.
Et dans ma tête, depuis, le carnaval des idées morbides a fait retentir son vacarme dissonant. Que va-t-il se passer demain? Demain existe-t-il? Peut-il être pire encore?
Comme j'aimerais que tu meures, comme j'aimerais que tu meurs vite.
Avant qu'il te mange tout entière. Mais on ne meurt pas de l'Alzheimer, n'est-ce pas, ou alors très très lentement, et c'est peut-être la pire des caractéristiques de cette maladie. On meurt bien avant de décéder, et ce qui reste entre la mort et le décès n'a plus rien d'humain. Serais-je devenu orphelin cette semaine. Orphelin de ton vivant? Déjà?
Je sais bien pourtant que, même armé de l'intégralité des documents exigés, te trouver une place dans un centre sera une affaire de plusieurs mois et non de jours comme je le croyait à mon arrivée. Il me faut au plus vite mettre en place une organisation qui te permettra de rester quelques temps chez toi, avant que quelqu'un, un inconnu, un frère de souffrance, gisant dans un centre spécialisé dont tu ignores tout, se résigne à mourir pour t'y laisser sa place, son lit sécurisé, sa chambre close.
Ça fonctionne comme ça au bord du précipice. Un corps chasse l'autre.
Sur les blogs, je croise ces milliers, peut-être ces millions d'accompagnants, qui, comme une armée déjà vaincue, doivent avancer juste pour ne pas tomber. Ce bataillon de fatigues qui aurait raisonnablement dû intégrer sa défaite dès le début du combat, a pourtant choisi de continuer de se battre, et d'agir comme si l'issue de la bataille pouvait changer, comme si l'idée de guérison pouvait exceptionnellement exister. L'accompagnant est un souffrant invisible qui se ment jusqu'au bout. Accompagnant, et si c'était le nom d'une maladie?
Un livre de son passage. Un livre sur notre rencontre. Un livre qu’elle ne lira pas, bien sûr, mais à quoi bon, puisque c’est elle qui l’aura écrit. Un livre, maman
Extrait du carnet de Geneviève :
Si les gens voyaient comment Charles taille le laurier, c'est très beau à voir. On dirait un coiffeur de fée. Charles aujourd'hui était très beau. Il met toujours des chemises de la même couleur que ce qu'il plante.
Charles a raison de parler aux plantes. Ça fait toujours du bien quelqu'un qui vous parle aussi gentiment.