Michel Vialatte

Nos vies sont à l'image de la libellule, fugaces, filant comme l'étoile d'été dans un ciel clair.

L'heure est celle des grandes solitudes comme aussi de corps serrés l'un contre l'autre dans les lits, à la recherche d'un sommeil commun et de rêves partagés.

On l’apercevait souvent, sur tel ou tel chemin qui fonce dans la plaine à travers les champs, rectiligne, sablonneux, bordé de petits tas de pierres au coin de chaque parcelle, posés là par leurs propriétaires ; autant de minuscules frontières rurales, précaires et franchissables : ces petits monticules y sont le seul relief sur cette terre, sorte d'immensité limoneuse et ocre pendant le temps des labours, s'étendant à l'infini, comme un estuaire couleur de boue entrant dans l'océan bleuté. Il y passait des heures, le regard fixé sur les confins de la plaine : on devinait des hommes au loin, aussi lilliputiens que les alignements de pierres sèches, allant on ne sait où, vers quel refuge inattendu dans cette étendue sans fin. Ils étaient, se disait Achraf, la seule et dérisoire ponctuation que Dieu trace à cette heure vespérale sur l'horizon...

Il fixait les ondulations des sols limoneux qu'il arpentait, les reliefs, les paysages de sa chère région du Haouz avec la même intensité du regard que celle du marin fixant les mouvements de la houle et l'ondulation des vagues, là, à la proue de son bateau. Ici, à l'Iode et aux embruns se substituaient le parfum de romarin et celui de terre chaude aux heures méridiennes ; le bruit de la coque heurtant les vagues était celui, sous le vent doux du soir, des froissements de palmes au sommet de leurs troncs, mâts hissés haut vers le ciel.
Et lorsque, à la tombée de la nuit, il rentrait au village, il était comme le skipper mettant le pied sur un quai de port après des jours de mer : titubant un peu, à la fois encore comme un peu ivre, mais apaisé.
En un mot, Achraf avait découvert la liberté.

Il était un géographe empirique de l’infiniment petit ; non à la dimension du terroir, mais à celle de la parcelle, de l’are, du mètre linéaire de chemin. Ses carnets, tenus depuis si longtemps, étaient riches de mille détails issus de ses observations, de ses découvertes les plus infimes, qui allaient de la tortue aperçue au bord d’une mare aux saveurs si inégales des figues cueillies aux arbres, dans tel ou tel douar, dont il notait avec précision la localisation et
le goût.

Il est des univers, des lieux grâce auxquels l'homme trouve, surtout quand il en est éloigné, cette sérénité espérée, dont il attend qu'elle l'envahisse et l'apaise

Car chaque contrée a son Sud, où les modes de vie varient par rapport à ceux des Nord : l'Aisne, si septentrionale pourtant, a le sien, et c'est ici, dans le canton de Charly-sur-Marne, qu'il se trouve, et singulièrement à Villiers-Saint-Denis.
Qu'on scrute nos paysages, qu'on observe nos côteaux sous les cieux d'automne et l'on comprendra vite ce prisme, qui nous modèle inconsciemment.

Sa silhouette fine, frêle, qu'on apercevait parfois dès l'aube, était celle d'un funambule glissant sur son fil au-dessus de ses parterres de fleurs, de ses massifs de rosiers anciens, de ses carrés de potagers, comme si la moindre empreinte d'un pas eût été signe de souffrance et d'altération pour ses créatures végétales auxquelles il portait une affection inouïe.

L'heure arrive alors où les regards portés sur vous, que tout homme doit accepter de recevoir, fût-ce de ses plus proches, sont jugements ou acquittements, sont sévérité ou clémence, sont moraux ou bienveillants. Tous doivent être acceptés tels qu'ils sont, parce que la vérité des sentiments n'est pas unique et que la nature humaine est plurielle.

Il était une fois un petit village gaulois confortablement niché au centre d'un petit territoire entouré d'une rivière, comme la boucle du ceinturon entoure le nombril du centurion.
Les vols d'oies sauvages au crépuscule au-dessus des rives du Doubs avaient une majesté à faire honte aux habitants de Rome et à leurs oies du Capitole.