Michèle Drévillon

Nous, les femmes, nous resterons impuissantes, nous regarderons les hommes détruire le monde.

La salle est sombre, éclairée par la lueur mouvante des deux torches. Il y fait chaud. La vapeur de l'eau brûlante versée par les servantes dans le bassin de marbre flotte encore dans l'air, ainsi que le parfum des huiles qu'elles ont préparées. La grande robe qu'Agamemnon enfilera après son bain est là, étalée sur un siège. Je l'ai choisie moi-même, faite dans une immense et lourde toile tissée. Deux femmes attendent.
Vous pouvez sortir ! Je m'occuperai seule de mon époux !
Elles s'éloignent... Je sais que dans la pièce attenante Agamemnon a entraîné Cassandre. Il espère qu'elle l'aidera à se dévêtir !
Je reste immobile... Un bruit léger derrière moi. Je me retourne et devine la silhouette d'Egisthe et l'éclat métallique d'une épée. Il se fond très vite dans l'ombre.
Dans un élan, je m'empare de la robe sur le siège et je noue rapidement le bout de chaque manche du vêtement d'Agamemnon. Mes mains s'activent, mais dans ma tête se succèdent toutes ces images horribles qui me poursuivent, (…), le regard affolé d'Iphigénie... et le sourire satisfait d'Agamemnon ce matin.
Quand IL apparaît, la violence de la faine qui m'habite depuis tant d'années me submerge. Je ne suis plus que dents serrées et cœur qui palpite dans l'attente de...
Dans le grand bassin, il se prélasse, sûr de sa force, de son bon droit et de son impunité. J'ai l'impression qu'il va entendre mon cœur, mon sang qui battent à tout rompre, mais non ! Il ferme les yeux. Je verse l'eau tiède sur ses épaules, frotte ses cheveux...
Viens ! Le banquet attend, ne t'amollis pas dans le bain !
Il éclate d'un grand rire :
Appelle Cassandre ! Si elle a fini de parler avec les dieux, elle m'aidera peut-être à m'habiller !
Il sort de l'eau en s'ébrouant, je lui tends le vaste vêtement pour le sécher... Je le laisse se perdre dans les plis du tissu.
Au moment où ses mains cherchent à sortir, Egisthe bondit. L'épée s'enfonce, une fois, deux fois. Le sang jaillit, m'éclabousse. J'empoigne sa chevelure et tire la tête en arrière pour dégager le cou et l'offrir au meurtrier. Geste inutile, Agamemnon s'est affaissé. Son regard me fixe, étonné.
Du fond de la pièce, un rire étouffé se fait entendre. Egisthe pousse un cri et se précipite, épée levée et sanglante vers l'endroit d'où vient le bruit. Je me retourne pour le voir... plonger son arme dans la poitrine de Cassandre... qui sourit. Elle a glissé à terre et son visage est éclairé par une torche. Ses boucles rousses lui font une auréole flamboyante, ses yeux sont clos, mais ses lèvres s'entrouvrent dans un sourire heureux. Tout en elle respire la sérénité. Elle est enfin libérée de ses chaînes de captive, elle a rejoint ceux qu'elle aimait.
A mes pieds, Agamemnon s'est tassé sur lui-même. Est-ce possible, tant d'orgueil, tant de violence, tant de vanité anéantis si vite, si facilement ?
Je le regarde et je ne peux y croire. Et maintenant... le vide et l'obligation d'affronter le peuple... Et Electre... »