Postface
Nous avons été élevées à l'école de l'exigence et de l'honnêteté, à l'ombre d'un grand chêne aux branches protectrices.
Antoine, notre père, était un homme bon et généreux qui savait allier à la rigueur et au sens de la justice une joie de vivre communicative.
Ce livre grave son passage et nous permettra de transmettre à nos enfants les valeurs qu'il nous a inculquées. Leur transmettre surtout cette flamme de vitalité et d'espérance que rien, ni malheurs, ni difficultés, ni déceptions, n'avait réussi à éteindre.
Nous sommes heureuses qu'aient pu être racontée son histoire et celle de sa librairie pour qu'ils se souviennent qu'à l'origine, derrière les vitrines familières chargées de livres multicolores, leur grand-père avait voulu perpétuer son amour de la culture, pour laquelle il n'avait jamais cessé d'oeuvrer.
Houda, Nayla, Zena, Maryse.
Dans son guide du savoir-vivre, Edmonde Charles-Roux consacre deux pages à la manière la plus appropriée d'aborder les habitants du pays du lait et du miel "Il faut être discret, léger et international", conseille l'auteur avec une verve malicieuse. "Glissez, glissez, n'insistez jamais sur la mosaïque des races, des rites, des sangs et des religions qui prolifèrent au Liban. Cela ne plaît à personne. Aux yeux d'un Libanais, son pays est fait d'un seul bloc, et il ne tolère aucune réserve sur ce point". Plus loin, elle ajoute "Et puis ne parlez jamais de l'Etat d'Israël. Le Libanais a trouvé un moyen radical de nier l'existence de ce voisin gênant : il semble ne pas connaître son nom. S'il aperçoit le mot Israël sur une carte, dans un guide, il s'arrange pour déchirer la feuille où ce mot paraît ou pour y faire un trou, un pâté..."
Voici, décrit en quelques lignes, le travail de tâcheron que devaient accomplir les employés de la librairie Antoine avant de mettre en vente les dictionnaires, encyclopédies, livres de géographie et d'histoire. Traquer le mot interdit ou le drapeau honni, prendre un bic pour le noircir jusqu'à ce qu'il disparaisse à tout jamais, c'est le compromis établi avec le bureau du Boycottage ; il valait mieux cela plutôt que de déchirer la page incriminée et perdre dans la foulée des informations précieuses.
Personne ne s'étonne d'acheter un livre neuf déjà gribouillé, on s'est habitué à cet état de fait, on sait la Sûreté générale intraitable sur la question, encore plus féroce que dans tout autre pays de la région.
Qu'est-ce qui a bien pu pousser vers le commerce du livre, et du livre français de surcroît, ce fils de tailleur libanais immigré en Turquie, revenu pauvre au pays de ses ancêtres à la suite des exactions kémalistes ?
Un des titres que j'avais envisagé pour cet ouvrage était "L'homme qui aimait la France", et il faut y voir une forme de réponse.
La plupart des grands destins sont conquérants : ce sont ceux d'hommes et de femmes qui affrontent seuls l'adversité et la surmontent. Ils incarnent la possibilité d'un changement collectif et pèsent ce faisant sur le destin d'un peuple ou d'une génération. Ce sont les destins dont les légendes sont faites.
Et puis il y a les destins passerelles : loin des champs de bataille - mais pas toujours du fracas des armes-, ceux qui les incarnent travaillent inlassablement, avec discrétion et une forme d'abnégation, à abattre les barrières culturelles et à créer des lieux de rencontre et d'échange à l'abri de la fureur des hommes. pou n'être point conquérant, ils n'en sont pas moins, eux aussi, des héros.
Inlassablement, Antoine Naufal appartient à cette seconde catégorie.
Difficile de perdre les habitudes de défiance, de surmonter les craintes réelles ou imaginaires, et si une certaine nostalgie subsistait chez quelques-uns, c’était parce qu’ils avaient cru pour un temps pouvoir infléchir le cours de l’histoire. Ceux qui en avaient les moyens avaient repris leurs études ou leurs activités d’avant-guerre. Ceux qui n’avaient rien subsistaient, en l’absence de l’État, sur les efforts du parti qui leur fournissait un petit capital ou tentait de les placer suivant leurs compétences dans divers établissements et sociétés. Beaucoup avaient préféré partir pour rebâtir une nouvelle vie.
L’ennemi était partout, tantôt tapi dans l’ombre, tantôt déclaré au grand jour, mais toujours déterminé à montrer sa suprématie grâce à un système de renseignements et de répression dont les méthodes avaient déjà fait leurs preuves en Syrie.
Se jeter dans la gueule du loup ne fait pas de toi un héros. Ce serait simplement un acte suicidaire, tu sais mieux que personne à quel régime tu as affaire.